« LES ESSENCES DE L’AME » DE THIERRY MOUELLE II : UNE POETIQUE DE LA LUCIDITE
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FRANCE :: « LES ESSENCES DE L’AME » DE THIERRY MOUELLE II : UNE POETIQUE DE LA LUCIDITE

Dans « Les Essences de l’âme », Thierry Mouellé II offre une poésie dense, introspective et lucide, qui explore les fractures de l’être face à la douleur, au désenchantement et à la mémoire. Dès le premier poème, le lecteur est plongé dans une crise intérieure d’une rare intensité : le poète, tiraillé entre ses idéaux et la brutalité du réel, entame une quête existentielle où la souffrance devient passage obligé vers la vérité. À travers des images puissantes – « pirogue d’ébène », « fange glissante », « pistes sommeilleuses du Lac » -, l’auteur inscrit son écriture dans une tension constante entre mouvement intérieur et stagnation du monde. La parole poétique devient ainsi un exutoire mais aussi un révélateur, capable de faire émerger la lumière des ténèbres intimes.

 

Au fil du recueil, la douleur individuelle s’ouvre à une mémoire collective, notamment postcoloniale, convoquant les figures de Chinua Achebe et Wole Soyinka pour rappeler les combats de l’Afrique intellectuelle. L’héritage y est vu comme une matière à interroger, non à reproduire aveuglément. Les poèmes oscillent entre hommage, critique des temps présents et désir de transmission. L’un des textes phares – le 5ème notamment -, plus sobre, propose une sagesse douloureusement acquise : le poète s’y dresse avec lucidité, « vêtu d’absence et de stoïcité », prêt à « dresser quelques scies nouvelles ». Les Essences de l’âme comme nous allons le voir se présente  comme une œuvre de veille intérieure, mêlant intime et politique, où l’écriture devient un outil de survie, de recréation et de résistance face à l’effondrement.

En parcourant les passages tirés de son recueil « Les Essences de l’âme », j’ai constaté que  Thierry Mouellé II s’emploie à sonder les profondeurs de l’expérience humaine et africaine, en mêlant l’intime au politique, la douleur à la lucidité. Les extraits que j’ai découverts se distinguent par une profonde cohérence entre les thèmes abordés et le style adopté.   L’ouvrage offre une plongée dans les fractures de l’âme contemporaine, en proie au doute, à l’héritage colonial, mais aussi à la nécessité de résilience et de réinvention. Dès le titre, le poète annonce une quête existentielle et métaphysique : retrouver ce qui constitue l’essence même de l’être, à travers une parole poétique dense, exigeante, souvent douloureuse. « Voici à coup sûr le moment le plus difficile de mon temps. » Ce vers, qui ouvre le recueil, s’impose immédiatement par sa portée solennelle et introspective. L’expression « Voici à coup sûr » marque une affirmation nette, presque irrévocable : le poète avance avec certitude, comme s’il s’apprêtait à faire une confession capitale.

 

Cette formule confère au poème l’allure d’un témoignage intime, d’un aveu de souffrance situé dans une temporalité personnelle. L’expression « le moment le plus difficile de mon temps » suggère une crise existentielle majeure. Le mot moment renvoie à un point de bascule, un instant décisif dans la vie du sujet lyrique. En précisant « de mon temps », le poète subjectivise cette expérience : il ne s’agit pas d’un temps historique ou objectif, mais bien d’un temps intérieur, celui de sa propre conscience. On comprend ainsi que ce vers pose les fondations d’une parole de détresse, à la fois personnelle et potentiellement universelle. Le superlatif « le plus difficile » traduit l’intensité de la souffrance et prépare le lecteur à entrer dans une traversée poétique du mal-être, explorée tout au long du recueil.

 

Le vers, bien que simple en apparence, est rythmé avec précision : chaque segment semble pesé, comme si le poète avançait mot à mot dans sa douleur. Le choix du présent de l’indicatif – « voici » – donne à l’énoncé une valeur d’instantanéité : le lecteur est saisi au cœur du moment vécu, dans l’immédiateté de l’émotion. En tant que vers d’ouverture, cette phrase agit comme un seuil : elle invite le lecteur à entrer dans une expérience intérieure radicale, marquée par la lutte, la perte, la solitude. Elle pose également le ton du recueil : grave, intime, tendu entre l’affirmation de soi et la fragilité de l’être. Par la suite, le poème glisse vers une introspection poignante et exprime le combat intérieur du poète, déchiré entre ses idéaux et la brutalité d’un réel insupportable. L’écriture y est âpre, imagée, traversée de métaphores puissantes – la « pirogue d’ébène », les « vagues de fond », la « fange glissante » – qui traduisent un mal-être viscéral, enraciné autant dans l’âme que dans l’histoire. Ce « moment le plus difficile » devient le point de départ d’un itinéraire poétique, où le sujet tente de donner sens à sa douleur. La souffrance, loin d’être gratuite, devient un moteur de connaissance de soi.

 

Le poète se heurte à une réalité hostile, mais c’est en la traversant qu’il accède à une forme de vérité essentielle, évoquée dans le vers : « la seule vérité qui vaille réellement la peine ». Il faut noter, par ailleurs, la dimension sensorielle et symbolique (la pirogue d’ébène, la fange, l’étau) qui rend cette douleur presque mythique, comme si le poète se débattait avec une malédiction ancienne. Ce poème d’ouverture fonctionne comme un cri ontologique, une descente au cœur de la souffrance humaine. Un autre vers rappelle Lamartine dans Les Méditations poétiques. Le vers « J’ai posé mon pas alerte sur les pistes sommeilleuses du Lac » mêle habilement mouvement et contemplation, dans une tension poétique entre élan vital et monde figé. L’expression « pas alerte » suggère une énergie intérieure, un désir de quête ou de dépassement, tandis que les « pistes sommeilleuses » évoquent un environnement endormi, mystérieux, peut-être encore inexploré. Le lac, symbole souvent associé à la profondeur de l’âme ou à la mémoire, renforce cette idée d’un lieu à la fois paisible et chargé d’inconnu.

 

Le contraste entre la vivacité du sujet « alerte » et l’inertie du décor « sommeilleuses » crée une tension expressive : le poète avance, lucide et volontaire, dans un monde silencieux, porteur de sens enfouis. Ce vers condense ainsi, en une image fluide et élégante, l’idée d’une quête existentielle, d’un pas fragile mais déterminé vers une vérité intérieure encore voilée. Dans le poème II, le poète contemple une forme de mort symbolique – son propre « enterrement » – tout en convoquant un « cher ami », témoin de sa mémoire. Cette adresse directe instaure une dimension dialogique, où le poète n’est plus seul : il partage une mémoire commune, une douleur portée à plusieurs. Le troisième poème nous fait basculer dans une réflexion postcoloniale explicite. L’évocation des figures de Chinua Achebe et Wole Soyinka, grandes voix de la littérature africaine engagée, donne un souffle épique au texte. Les « lances de la révolte » transpercent les « égides coloniales » : l’image est forte, suggestive d’un combat perdu ou abandonné. Thierry Mouellé II  y critique l’oubli des luttes passées, le recul de la virilité militante et la mollesse contemporaine. L’héritage semble trahi par des « silences concupiscents », expression qui mêle ironie et gravité. Le texte de ce poème mérite qu’on s’y attarde, notamment à travers ces vers :  » Afin qu’en Chinua Achebe et Wole Soyinka » « Les lances de la révolte africaine étendue et farouche…  » Hommage est ainsi rendu aux figures intellectuelles africaines, qui incarnent ici une parole forte et insurgée contre le colonialisme et ses séquelles. Ils deviennent les symboles d’une lutte à la fois littéraire et politique.

 

Le poème évoque également une aliénation mentale, à travers la perte d’une « vision qui faisait de nous des Hommes » – une forme de dépouillement identitaire provoquée par l’entreprise coloniale. En filigrane, on y lit un appel à l’action et une critique contemporaine : les « peu qui osent » témoignent de l’affaiblissement de la conscience critique chez les générations postcoloniales. Le style est dense, presque incantatoire, ponctué de métaphores de guerre et de virilité : « lances de la révolte », « égides coloniales », « virilités absentes ». Une tension se dégage entre le passé glorieux de la révolte et un présent devenu amorphe, marqué par les silences complices. Le poème est construit en vers libres, longs, sans ponctuation forte, avec un rythme fluide mais tendu, culminant dans l’image puissante de la désertion des « collines sculpteuses d’avenir », symbole de l’abandon des lieux de combat et de mémoire. Le poème IV prolonge cette réflexion en exprimant la trahison d’un héritage, mais laisse entrevoir une tentative de transmission fragile. Le poète se souvient d’une jeunesse encore pure, avide de savoir, mais contrainte de boire la « lie » de la vérité : une parole rude, désenchantée, mais formatrice. Le langage devient ici un outil de réveil, voire de libération. La poésie s’affirme comme une arme pédagogique, transgressive, mais lucide sur ses limites. Thierry Mouellé II revient ainsi sur l’éducation politique et poétique d’une jeunesse naïve. L’image de « l’audience à peine pubère » introduit une génération réceptive mais vulnérable.

Le poète dépeint un rite d’initiation douloureux, où les jeunes « buvaient la lie » des contre-poésies – métaphore puissante désignant une parole crue, amère, mais nécessaire. L’opposition entre l’idéal (l’assaut contre un ennemi cruel) et la réalité brutale (la faim, le dénuement) renforce l’idée que l’éveil à la conscience passe par la souffrance. Ce poème interroge la capacité de la parole poétique à former des esprits libres dans un monde qui pousse à l’oubli. Il prend un tour plus intime et narratif, comme un retour en arrière vers une jeunesse malléable, « à peine pubère », rassemblée autour de la parole poétique. L’« audience » devient la métaphore d’une collectivité en formation, un public assoiffé d’idéal mais inconscient de l’âpreté du combat. La figure de l’auditeur qui « aimait nos futures misères » donne une dimension tragique et lucide à ce souvenir, où la poésie n’est plus simple embellissement mais bien boisson amère de la vérité.

 

Les « contre-poésies » bues par la jeunesse est la marque de  cette littérature de rupture, qui refuse les formes convenues et les discours conciliants. On sent dans ce poème la douleur de transmettre une parole subversive dans un monde indifférent ou hostile. La poésie devient alors un vecteur de lucidité, mais aussi de solitude. La fin du poème, marquée par le retour au réel – la « faim » et le « dénouement » – rappelle que l’engagement poétique ne saurait ignorer la matérialité de l’existence. Ainsi, la fragilité du poète comme de son audience s’impose, partagée entre l’élan et l’épuisement. Le ton du poème V est résolument plus calme, presque stoïque. Le poète s’y décrit comme « descendu de cet héritage », refusant à la fois l’héroïsme naïf et l’oubli complaisant. Il ne rejette pas le passé, mais le regarde avec discernement, comme un legs à interroger plutôt qu’à répéter.

 

L’énumération des tentations – les « scrofules » (maladies du passé), les « hardes » (vêtements de misère) – souligne une conscience aiguë des pièges de l’ego. Le verbe final, « dresser quelques scies nouvelles », joue sur un double sens : il s’agit à la fois de reconstruire une parole neuve et de rompre avec les anciennes illusions. Le poète se fait alors artisan d’une poésie de la vigilance, plus intériorisée, plus exigeante. On remarque également l’usage d’un lexique philosophique – « absence », « stoïcité », « scrofules », « scies » – qui témoigne d’un changement d’attitude : le poète s’arme d’une nouvelle posture, sobre et lucide. L’acte poétique devient un travail de tailleur : « dresser quelques scies nouvelles » signifie tailler dans le tissu des illusions pour mieux reconstruire, avec rigueur et conscience, une parole authentique. Ce dernier poème est à lire comme un acte de lucidité et de réinvention. Cependant Thierry Mouellé II  ne renonce pas, il transforme sa manière d’être au monde et à l’histoire. Il choisit la vigilance intérieure, l’humilité de celui qui, ayant souffert et compris, forge désormais ses propres outils pour affronter le réel.

 

Les Essences de l’âme est un recueil d’une grande intensité poétique et existentielle. À travers ces quelques extraits profondément cohérents, Thierry Mouellé II compose une œuvre où se croisent souffrance intérieure, mémoire collective et lucidité politique. Ces poèmes dressent le portrait d’un poète en quête de vérité, naviguant entre la révolte des anciens, la déception du présent et la nécessité de se reconstruire. Loin de tout triomphalisme creux, l’œuvre propose une poétique du doute, de la conscience et de la transmission, où la parole, même blessée, demeure vivante, vibrante et porteuse d’un avenir à sculpter. Elle est, en somme, une « scie nouvelle » tendue vers l’essence même de l’âme.

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