J'ai lu pour vous "les impatientes" de Djaïli Amadou
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« Les Impatientes », roman de la Camerounaise Djaïli Amadou, paraît officiellement en France en 2020. Le temps m’ayant manqué, je l’ai lu rapidement sans l’étudier en profondeur. Je ne pouvais donc pas en faire une critique littéraire approfondie et me contentais des commentaires de mes confrères écrivains au sujet du livre. Tous étaient unanimes sur la fascination que le livre leur avait imposée à la première lecture. Pour commenter « Les Impatientes » de Djaïli Amadou, il convient de se rapporter à la première édition de son livre, « Munyal, les larmes de la patience », que j’ai pu acquérir avec toute la patience que cela implique. Ma démarche ici, qui se veut littéraire, est d’éclairer l’œuvre par la réflexion esthétique de Djaïli Amadou en cherchant à comprendre l’auteure.

On peut espérer restituer l’éclairage réel du roman. Le titre du roman, « Les Impatientes », qui se veut abstrait et général, surprend quelque peu dans la mesure où, tout au long de ses lignes, il est question d’une aventure réelle et singulière. N’est-ce pas annoncer qu’un destin individuel peut prendre valeur d’exemple universel? L’expérience vécue ou rêvée par l’auteure n’a de sens que si elle peut rejoindre l’expérience de tous. Parce qu’il faut rejoindre dans chaque personne qui se raconte un élargissement intéressant du lyrisme romantique manifesté en son heure par Hugo: «Insensé qui crois que je ne suis pas toi.» Au Cameroun, c’est aux environs de 2017 que l’on situe sa publication sous le même titre «Munyal, les larmes de la patience». Le livre sera réédité en 2020 avec, bien sûr, des retouches.  Les deux versions perçoivent la nécessité de donner à leur œuvre un accent largement fulgurant et humaniste, car, à leurs yeux, seule une volonté presque classique d’universalisation de l’expérience peut assurer le succès durable d’un roman. C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre mon étude critique de l’œuvre.

La femme Peul

La première chose qu’il faut savoir, c’est qu’une femme Peul écrit. C’est-à-dire des femmes généralement introverties. Ce sont des femmes qui font de la vie une confidence murmurée que la diction ne doit briser, une fervente intimité du ton qui invite le lecteur à coïncider avec le secret de la romancière. Il y a une dilatation du temps lié à l’âge du principal personnage (17 ans), cet âge crée en elle une exaltation doublée d’une charge émotive. L’œuvre commence par les conseils qu’un père prodigue à sa fille. Au nord du Cameroun et dans la plupart des pays du Sahel, l’autorité parentale donne le droit aux parents de prendre toutes les décisions nécessaires au bien-être de leurs enfants. Les parents peuvent, entre autres, décider chez qui leur fille ira en mariage. La jeune fille est un objet qu’on vend pour s’offrir un bien matériel. Cette dernière n’a aucun avis à émettre. Elle est une marchandise, car les parents doivent bien vivre grâce à leur fille, qui va presque en esclavage. «Le bœuf fait le Peul», dit Djaïli. La malheureuse qui n’a eu aucune tendresse de la part de son père se voit imposer un destin qu’elle n’est pas sûre d’aimer. Le père est un seigneur, on ne l’approche pas. «La seule preuve que j’aie de mon amour paternel est celle d’exister.» Ici, l’auteure a fait exprès de placer le père au devant de la scène pour rappeler certains éléments de sa vie, éventuellement pour convoquer l’autorité parentale des pays du Sahel, qui est dictatoriale. Ce premier chapitre est très proche des vœux d’une religion.

C’est un chapitre polémique, qui attaque et discrédite l’autorité parentale, qui se veut au nord Cameroun comme une institution. L’auteur ironise les conseils des parents qui demandent la patience au moment où l’on arrache à une jeune fille sa jeunesse, je dirai sa vie. Plus cruel encore est le fait que ces jeunes filles sont souvent envoyées dans un mariage où elles trouvent une coépouse plus âgée, envers qui elles doivent une soumission totale: «Tu ne prendras pas d’initiative relative à la gestion de la concession sans l’avis de ta Daada saaré.» Pourtant, la jeune Ramla subit son premier choc d’adversité lorsqu’on lui présente sa coépouse. Elle vit sa première désillusion car «le regard qu’elle pose sur moi me l’interdit», l’interdit l’enthousiasme dont on lui avait parlé pour l’encourager à accepter de se marier dans un tel mariage.

Tout se joue là, les ressorts des mariages polygamiques, avec les coups bas qui animent ce destin. Interdite dans une grande partie du monde, la polygamie reste tolérée, voire légale, dans plusieurs dizaines de pays. L’ONU même s’insurge contre cette pratique qu’elle considère comme une discrimination vis-à-vis des femmes et s’active à l’éradiquer. Dans ces mariages, l’homme se comporte en tyran. À la moindre observation, on se voit répudiée. «L’époux répudie au gré de ses humeurs sans avoir de compte à rendre à qui que ce soit, et encore moins à la victime elle-même.»

La polygamie

Le tableau décrit sur la polygamie est le plus beau de ce roman. Ceci est présent dans tous les chapitres, et ce n’est pas dans une tendresse amusée qu’elle souligne la perplexité de l’héroïne Ramla. La condamnation de la polygamie est sans appel même si, sur toute la ligne, on est appelé à rire de l’attitude des coépouses. Elle rapporte la complexité d’un cœur, l’importance capitale d’un moment de la vie est menée avec une exceptionnelle finesse. Le texte est une peinture de l’émoi d’un être qui s’interroge sans succès sur lui-même. Pour Djaïli, dans la naissance de l’amour, quelque chose de délicieusement surprenant fut pour l’esprit qui cherche à se connaître. Elle  s’efforce, mais en vain, d’analyser cette joie inattendue car, pour elle  comme pour son créateur, un bonheur est suspendu. «La polygamie c’est la souffrance.»

Le ton le plus fantastique et dramatique du livre est donné à la page 260: «Une coépouse reste une coépouse même si elle est gentille et respectueuse, une coépouse n’est pas une amie – encore moins une sœur, les sourires d’une coépouse ne sont que pure hypocrisie, son amitié ne sert qu’à vous endormir afin de mieux vous terrasser.» Ce très célèbre chapitre consacre l’auteure et élargit l’inspiration de Sade pour une grande méditation. Un passage chargé d’une authenticité impérissable et auréolé de son charme naturel dans la conjuration du malheur, offrant l’image impérissable du bonheur perdu, l’éternité de ces mots, la fugacité de l’extase. C’est un passage profond qui fait à chaque ménage polygamique prendre conscience de la dure réalité. Pour moi, ce sont les mots de ce passage qui lui ont valu le prix, car elle illumine le destin d’une génération contrastée, mouvementée et finalement désenchantée. Djaïli a eu la liberté, voire la licence, d’inspiration clamée et réclamée par les romantiques.

L’érotisme fantastique 

C’est pourquoi son livre a donné lieu à un renouveau littéraire. On n’avait jamais vu une femme Peule parler des films érotiques où elle retrouvait une tendresse langoureuse et aventureuse. Seules les écrivaines haïtiennes comme Kettly Mars ou Yanick Lahens s’étaient lancées dans une telle aventure littéraire. Certes, elle n’a pas inventé de nouvelles formes et de nouveaux genres susceptibles d’élargir le champ d’investigation et d’expression du roman. Elle a tenté de rallier prose et poésie, mais cela s’est toujours soldé par une timidité. Djaïli n’est pas poète par essence, ni une romancière du genre de Dostoïevski ou de Céline, où la lecture des textes crée un volcan dans le cœur et dans la tête. C’est pourquoi elle se retient dans ses textes de ne pas mêler des sonorités poétiques qui auraient pu donner à son roman un élan merveilleux et singulièrement fantastique.

Certes, il y a quelques passages comme à la page 106, mais qui retombent vite en désuétude une fois que le ton prend son envol: «Le silence règne dans la chambre, j’ai tellement crié, tellement pleuré et supplié que je n’ai plus de voix. Je me ramasse sur mon lit, meurtrie, le corps couvert d’ecchymoses et d’hématomes.» L’esprit romantique se plaît dans un rapprochement continuel des choses les plus opposées, l’esprit philosophique aussi. Le roman, prosaïque par essence, doit être poétique et même philosophique. Le rationnel est lié à l’irrationnel, le réel est opposé à l’irréel, le vécu à l’idéal, le bien au mal. Mais on trouve quand même quelques notions philosophiques avec cette morale qui hante les premiers chapitres. Le proverbe qui ouvre le livre: «La patience d’un cœur est en proportion de sa grandeur», fait appel à la notion du temps. Devant la fuite du temps, la femme doit être patiente pour suivre son destin, car elle est là pour toute la vie. Pour les parents, c’est le temps qui les donne.

Malgré la fugacité des moments de bonheur, qui disparaissent aussi vite qu’ils ont éclos, la femme doit attendre son jour. En ce sens, la romancière porte la plainte de toute la nature humaine. L’usage de la première personne du pluriel permet ainsi au lecteur de se reconnaître dans le cri de douleur poussé par l’auteure. Tout le livre semble évoquer la culture de la patience. «Patience, mes filles! Munyal! Telle est la seule valeur du mariage et de la vie… Intégrez-la dans votre vie future, inscrivez-la dans votre cœur, répétez-la dans votre esprit.» Ici, l’auteur s’amuse à parodier une relation pédagogique comme celle qui se passe entre un professeur et son élève. Un très grand nombre d’impératifs s’enchaînent par des implications didactiques ou des ordres adressés à l’élève.

Tout ceci constitue des actes de langage précis, contraignant celui qui écoute de la relation interlocutive à répondre et à agir. Dans la situation imaginée par Djaïli, ces actes sont vidés de leur portée en raison soit de leur caractère stéréotypé, soit de leur absurdité. Ici, tout doit être analysé par son contraire, donc par la révolte. Djaïli est une révolutionnaire, mieux, une écrivaine engagée. Dans son livre, il y a un acte d’accusation, un cri de colère, un cri de désenchantement, un appel aux générations futures. Parce que tout au long du livre, on découvre les scènes de violences physiques et psychologiques, des mariages forcés, d’alcoolisme, des destins brisés. Une écriture épurée, comme on dit, qui rompt avec l’écriture romantique traditionnelle. On dira que c’est un romantisme épuré ou alors tout simplement un récit romantique.

Les différents tableaux qu’elle soulève sont courants dans les pays du Sahel comme le Mali, le Tchad, le Soudan, le Sénégal, la Guinée Conakry, le Nigeria, le Niger, etc. Celle qui écrit ce livre s’oppose nettement au comportement des hommes dans ces sociétés. Le livre est aussi une crise identitaire, une communauté encline à des dérives inhumaines, comme ce mari qui dit à son bras séculier: «Prépare-moi une note de répudiation de ma deuxième épouse.» Des filles qui ont quitté leur famille à 17 ans, plongées qu’elles étaient dans les livres avec cette volonté qu’elles avaient de devenir pharmaciennes et qui faisaient leur entourage, pouffer de rire.

Un  texte littéraire simple et  libéré

Le mouvement du texte est lui-même révélateur de la complexité des intentions de l’auteur. Au travers d’un dialogue familier et selon une technique très souple dans l’art d’écrire, nous assistons d’abord à un prélude. Djaïli y dévoile sous la forme d’une maxime son code de vie personnel: elle lit et elle veut devenir pharmacienne. Elle a gagné le pari de la littérature qui manquait à toutes les sœurs africaines qui voulaient écrire. Certaines écrivaines d’envergure ont essayé en ce sens, mais elles n’ont pas percé le mystère. Djaïli vient de le faire et sort de l’hypocrisie, sensuelle mais religieuse et libre, tout ceci lui va bien. Cette écriture qui revisite le passé fait penser aux œuvres d’Abdoulaye Sadji, «Le Pagne Noir», ou «Une si Longue Lettre» de Mariama Bâ, dans une société où l’homme est sanglant sans le dire.

Elle fait bien de décrire son paysage luxuriant du nord, où il y a pourtant le journal d’une vie, comme le journal d’un voyage, et celui du voyage intérieur, dont chaque étape marque un approfondissement de l’existence. Par ailleurs, elle ressort l’histoire d’une communauté, exprime l’action et le secret en des pages émerveillées. Partout, elle mêle la pensée religieuse à l’objet, sans élans à ses perceptions sensibles, le chant des êtres à celui des choses pour exprimer le chant du monde. Une œuvre entièrement vouée à l’éducation, Djaïli a montré son côté artisanal. Le monde qu’elle nous donne à voir est planté d’arbres et couronné d’oiseaux sahéliens. Cela sent le grand air, la salure, la vie quotidienne, le grand baobab. Elle a été la première à insérer des angoisses bien actuelles dans la trame vivante du plus ancien de la prose française.

Djaïli et l’avenir d’une écriture.

Elle entre dans la liste des écrivaines de la célébration, de l’interrogation, du monde de l’amitié des choses et des êtres. D’un mariage triste, d’une femme ravagée par le feu, du dénuement et de la détresse qui ont nourri son œuvre, elle a pondu une œuvre d’or. On va dire en conclusion qu’elle est l’étoile filante d’une communauté, mais d’une communauté en avant. Sa pensée s’affine, se remodèlera avec son histoire, gagnera en ampleur, en ambition. On ira de la complainte des débuts à un élargissement des thèmes comme s’il fallait sans cesse magnifier une offrande faite au pays natal, aux hommes, à Dieu. Les premiers livres manifestent un art en rapport direct avec la vie, ses souffrances, ses beautés. On ne désagrège pas le langage, on reconstruit. La démarche littéraire de Djaïli est harmonieuse et savante.

Elle écrit bien, elle étonne et émerveille, et cela dans la transparence et l’incessante qualité. Il faut maintenant qu’elle ouvre le rideau pour atteindre le stade d’écriture de la discordance de temporalité. Il y a un amour des lettres pour elles-mêmes, hors duquel il n’y a pas de critique ni d’histoire littéraire vivantes, parce qu’il y a des formes plus héroïques et plus fulgurantes de celle qui a ouvert la fenêtre, des contraintes qui pèsent sur la pensée surveillée pour réussir à refaire l’entendement de ses bourreaux, surtout issus du Sahel. Y a-t-il dans ce roman, aujourd’hui au programme scolaire camerounais, un choc esthétique? Peut-on parler de la perfection structurelle d’un roman? Y a-t-il le rythme ou de la musicalité qu’on pourrait vraiment espérer pour un grand lecteur? Personnellement, je dis non. Mais il y a de l’allure et c’est pourquoi je dis que cela viendra. L’écriture, c’est comme le vin ou la musique: plus cela dure, plus elle est meilleure. Et ce seront peut-être les prochains prix qui lui  feront vraiment sortir de sa  zone de confort.

Sources(les impatientes, Munyal les larmes de la patience)

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