Après Maurice Audin, la France doit reconnaître les crimes de la Françafrique
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La décision forte d’Emmanuel Macron à propos de Maurice Audin a réveillé le débat sur la mémoire douloureuse de la France. Et, à une époque de polarisation extrême, il y a ceux qui critiquent une "repentance sans fin" et une "faiblesse ", et ceux qui applaudissent non seulement un "devoir de mémoire", mais surtout un geste essentiel pour bâtir l’avenir.

Et il y a ceux qui voudraient que le courage de regarder l’histoire en face, sous toutes ses facettes, même les plus sombres, s’étende désormais à l’un des derniers dossiers sur lesquels la responsabilité de l’Etat français dans de très nombreux crimes n’a jamais été reconnue : la "Françafrique".

Silence honteux

Le jour-même où était annoncée la décision sur l’assassinat de Maurice Audin, Célestin Monga, un intellectuel camerounais bien connu, par ailleurs vice-Président de la Banque africaine de développement, tweetait un message sans équivoque :

"Une grande nation reconnaît ses fautes, s’en excuse et en paie le prix symbolique. Um Nyobe, père de l’indépendance camerounaise, fut assassiné le 13-09-1958. 60 ans d’un silence honteux."

Pour tous ceux — le plus grand nombre vraisemblablement — qui ignoreraient le personnage de Ruben Um Nyobè, Célestin Monga ajoutait à son tweet un lien vers le texte d’un autre grand intellectuel africain d’origine camerounaise, aujourd’hui professeur en Afrique du Sud et aux Etats-Unis, Achille Mbembe.

Pour comprendre en quoi la mort de Ruben Um Nyobè et ces événements vieux de 60 ans ont leur importance et pèsent encore sur la mémoire, ou parfois la non-mémoire, franco-africaine, il faut replonger dans ce passé trouble.

Un ouvrage volumineux paru en 2011 en France nous y aide :

"Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971" (éd. La Découverte), co-écrit par deux journalistes et un historien, Thomas Dellombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa. Salué par les milieux spécialisés, ce livre, "tentative incertaine visant à documenter une guerre inconnue", selon ses auteurs, n’avait pas généré le type de débat permettant de briser réellement le "silence honteux " dénoncé par Célestin Monga.

Guerre cachée

Une guerre au Cameroun ? Qui le sait ? Si la guerre d’Algérie a longtemps été affublée du doux euphémisme d’"événements " pour en minimiser la portée, nul ne pouvait l’ignorer à l’époque en raison de la conscription de jeunes soldats, et son impact historique reste considérable.

Mais le Cameroun ? Les auteurs du livre expliquent :

Si la guerre du Cameroun est à ce point méconnue aujourd’hui en France, c’est d’abord qu’elle a reçu très peu de publicité à l’époque où elle se déroulait. Entre 1956 et 1961, c’est-à-dire la phase la plus chaude de ce conflit, les Français avaient d’autres préoccupations."

La guerre d’Algérie, justement, d’une autre ampleur, et avec d’autres conséquences, s’agissant d’un "département français" et non juste d’une colonie.

Pourtant les hostilités au Cameroun ont fait un nombre indéterminé de victimes — entre plusieurs milliers et plusieurs dizaines de milliers selon les auteurs du livre, les archives britanniques évoquent plus de 60.000 civils tués, jusqu’à 200.000 ou même un million selon des sources partisanes sans doute exagérées — et ont pesé lourdement sur la structuration de l’Afrique francophone post-coloniale, et l’organisation des réseaux d’influence dirigés par Paris et baptisés "Françafrique".

A l’origine du conflit un modeste greffier, décrit dans une fiche de police comme "un homme intelligent cherchant à acquérir par lui-même une culture supérieure " : Ruben Um Nyobè était le Secrétaire Général de l’Union des populations du Cameroun (UPC), un parti fondé en 1948 par des "indigènes évolués", selon la terminologie de l’époque, qui luttait contre la domination coloniale. L’UPC fut interdite par l’administration coloniale en 1955, et plongea dans la clandestinité, pourchassée par l’armée coloniale et ses supplétifs locaux.

Répression féroce

La répression fut particulièrement féroce dans l’ouest du Cameroun, la région des Bamilékés, un groupe ethnique dynamique et craint, où, selon les techniques anti-insurrectionnelles de l’époque, des villages furent brûlés, des populations déplacées, des exactions commises pour l’exemple…

Le 13 septembre 1958, l’armée françaises agissant sur la base de renseignements recueillis sous la torture, parvint à localiser Ruben Um Nyobè, dont l’élimination était un objectif prioritaire pour espérer "pacifier" le Cameroun. L’armée encercla la zone et entreprit une chasse à l’homme. Le leader charismatique de l’UPC fut abattu d’une balle dans le dos.

Un télégramme français classé "Secret défense", cité par les auteurs du livre "Kamerun ! ", montre que "les soldats n’ont à aucun moment agi en état de légitime défense, ni n’ont fait de sommations. Ils ont tiré au pistolet-mitrailleur dans le dos des militants désarmés ".

Um Nyobè fut interdit de funérailles familiales ou rituelles ; selon Achille Mbembe, "on immergea son corps dans un bloc massif de béton enfoui dans le sol ".

L’intellectuel camerounais ajoute :

"Pour mesurer l'ampleur du drame symbolique que constitua l'enterrement de Um, il importe de rappeler qu'il fut assassiné pour s'être opposé sans compromis au régime colonial et pour avoir résisté à la corruption à laquelle recourait l'Administration pour vaincre moralement les Africains qui osaient se dresser contre elle."

Au nom de Ruben Um Nyobè, il faut ajouter celui de Felix Moumié, Président de l’UPC en exil, alors que se met en place l’indépendance du Cameroun en 1960 entre des mains "sûres", celles d’Ahmadou Ahidjo, un homme du nord "cultivé" par les Français depuis longtemps.

Félix Moumié sera assassiné par le SDECE, l’ancêtre de la DGSE, les services de renseignement extérieur français, en octobre 1960. Moumié sera attiré dans un piège à Genève par un faux journaliste et vrai espion, qui lui servira une boisson empoisonnée dans un restaurant.

Les fantômes de la Françafrique

La France n’a jamais reconnu sa responsabilité dans ces crimes, qui pèsent lourd dans l’histoire post-coloniale. D’abord parce que le Cameroun est toujours présidé aujourd’hui par Paul Biya, chef d’Etat octogénaire inamovible, qui a succédé à Ahmadou Ahidjo en 1982 grâce à un "coup d’état médical", le tout "couvert" par Paris. Paul Biya se présente cet automne pour un nouveau mandat acquis d’avance, faisant de lui, après le départ de Robert Mugabe, le plus vieux chef d’Etat du continent.

Le Cameroun n’en finit pas de chercher à sortir de ce système post-colonial, ou néo-colonial, — on l’appelle comme on veut… —, directement hérité des événements de la fin des années 50, de l’élimination de l’UPC, de l’écrasement de l’insurrection des régions Bamilékés, de la soumission du Cameroun anglophone dans sa fusion avec la partie francophone, et enfin d’une non reconnaissance de l’histoire et de ses méfaits.

Comme le notent en conclusion les auteurs de "Kamerun !", "certes, la France n’est pas responsable de tous les malheurs du Cameroun. Et la Françafrique a assurément muté depuis les années 1970. Mais, tant que la responsabilité des acteurs français de l’époque et les bénéfices que leurs successeurs tirent des souffrances infligées resteront enveloppées dans un pudique voile de silence, les fantômes de la guerre du Cameroun continueront de hanter le présent ".

Alors qu’Emmanuel Macron plaide pour le "privilège de l’âge" dans sa volonté de relancer les relations franco-africaines sur de nouvelles bases, il ne peut s’affranchir des "cadavres dans les placards" du passé françafricain. Le "silence honteux" dénoncé par Célestin Monga à propos de Ruben Um Nyobè doit prendre fin pour libérer la France et l’Afrique des fantômes de la Françafrique.

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