Sepp Blatter : "Je suis un homme très généreux"
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Sa réputation est peut-être ruinée, mais ce qu’il a fait pour le football reste intact. Le président de la Fifa, suspendu, se livre autour d’une 'Salade Mama Blatter' à Zurich

Sepp Blatter aime commencer la journée juste avant 6 heures. Il saute le petit-déjeuner mais boit une tasse de café et fait une petite danse pour rester en forme. “Le rythme, le rythme de la vie, est très important. Dans le football aussi, mais partout” dit-il.

Mais le 27 mai dernier, 15 minutes après son réveil, sa routine du matin a été brisée par un appel téléphonique. La police suisse, agissant sur mandat d’extradition du département américain de la Justice, venait de lancer un raid à l’hôtel Baur-au-Lac de Zurich, et d’arrêter sept hauts dirigeants de la Fifa, soupçonnés d’avoir accepté plus de 100 millions de dollars de pots-de-vin à eux tous.

Ces arrestations, suivies par une autre perquisition au siège de la Fifa, sur une colline dominant Zurich, se sont produites alors que des centaines de délégués des fédérations de football convergeaient vers la Suisse pour l’élection du nouveau président de la Fifa. “Je me suis senti comme un boxeur qui arrive au douzième round, et qui se dit ‘Je vais gagner’. Mais ensuite: bong!” explique Sepp Blatter, 79 ans, en mimant un crochet fatal.

“Je me suis senti comme un boxeur qui arrive au douzième round, et qui se dit ‘Je vais gagner’. Mais ensuite: bong!”

L’effet produit a été celui d’un séisme: même si le vote a quand même eu lieu deux jours plus tard, et Blatter reconduit pour un cinquième mandat, il a démissionné la semaine suivante en expliquant qu’il devait “protéger la Fifa”. Ce n’était pas assez. Les procureurs suisses ont mis Sepp Blatter sous enquête. Le 8 octobre, il a été suspendu de toute fonction dans le football et éjecté de son bureau de la Fifa. S’il est possible d’éliminer physiquement Blatter de son siège à la Fifa, séparer l’homme de l’organisation qu’il a construite à son image ces quarante dernières années (d’abord en organisant les programmes de football en Afrique, puis en devenant secrétaire général et enfin président) est une entreprise délicate.

Nous nous rencontrons au restaurant Sonnenberg qui, dans sa rhétorique publicitaire, se décrit comme le “Club Fifa”, “sous le patronage de Joseph S Blatter” et comme un lieu “où les fans du football, le monde suisse des affaires, de la politique et du sport rencontrent leurs invités pour des déjeuners d’affaires, des dîners exquis et pour entretenir leurs relations”.

J’arrive en avance mais Blatter attend déjà en bavardant avec le premier chef du restaurant, dont la tenue blanche est brodée du logo bleu de la Fifa. Nous sommes introduits dans un salon privé, avec une vue magnifique sur les vignobles, puis sur la ville, et plus loin encore, sur le lac de Zurich.

La porte se referme derrière nous et un silence gêné tombe. L’homme qui a servi pendant des années de paratonnerre à tant d’accusations choquantes de corruption et de transactions occultes semble soudain frêle tandis qu’il joue avec ses couverts et frotte ses mains l’une contre l’autre. Il se révélera qu’il a beaucoup à dire pour se soulager, et plusieurs grenades à lancer sur le processus fragile de la recherche d’un successeur, mais il est difficile de savoir par quoi commencer.

Nous entrechoquons nos verres de sauvignon blanc suisse et je lui demande comment il se sent, maintenant que la fin est en vue. En février, il quittera définitivement la Fifa après une nouvelle élection de son président. Certains m’ont dit que ce sera pour lui une crise existentielle, sous-entendant gravement qu’il se pourrait qu’il ne puisse pas la surmonter. Il reconnaît ouvertement qu’il est un monomaniaque qui ne peut pas s’empêcher – et ne s’empêchera pas – de penser à la Fifa.

Il vit seul dans un appartement de Zurich et travaille dans un bureau “très petit”: une table, un ordinateur, un ballon de football et une photo de Matterhorn sur le mur. “Je regrette de ne pas pouvoir retourner à mon bureau [au siège de la Fifa], parce qu’il était un petit peu plus qu’un bureau: c’était le ‘salon’ où nous vivions”. Il parle un anglais un peu maladroit, avec un accent. Il se sent plus à l’aise en allemand ou en français, mais s’exprime aussi en italien et en espagnol.

Sepp Blatter continue à se lever tôt et passe en revue toutes les nouvelles sur n’importe quel événement concernant la Fifa. “Je réponds à mon courrier personnel; il y a beaucoup de courrier. Je suis très attentivement ce qui se passe au bureau de la Fifa et autour de ce bureau. Pour le moment, je n’ai pas eu la possibilité de dire ‘Maintenant, je peux partir quelques jours en vacances’ ” dit-il. “Je suis tout. Je ne peux pas dire que j’ai déconnecté parce que je ne suis plus au bureau. Parce que mon bureau, c’est ma mémoire” complète-t-il en se frappant le front d’un doigt.

Un serveur entre avec une attention du chef: des assiettes de saumon, de concombre et de caviar. Mais Blatter est allergique aux fruits de mer, dit-il, en écartant le plat. “Ils le savent. Je ne sais pas pourquoi ils le servent.” Il commande de la viande de bœuf séchée en lieu et place, qu’il mange avec ses mains, et avec du pain.

Tandis que nous nous installons dans notre conversation, il en vient rapidement au moment qui a marqué le début des problèmes de la Fifa – et celui de la spirale descendante pour lui. “C’est lié à cette date célèbre maintenant: le 2 décembre 2010” raconte-t-il, en se référant au jour où il a sorti d’une enveloppe le nom du Qatar, pays hôte de la Coupe du monde 2022.

“Si vous aviez vu mon visage quand je l’ai ouverte, je n’étais pas l’homme le plus heureux d’avoir à dire que c’était le Qatar. Absolument pas.” La décision a indigné même ceux qui ne suivent pas le football. “Nous étions dans une situation où personne ne comprenait pourquoi la Coupe du monde allait à l’un des plus petits pays au monde” dit-il.

“Si vous aviez vu mon visage quand je l’ai ouverte, je n’étais pas l’homme le plus heureux d’avoir à dire que c’était le Qatar. Absolument pas.”

Sepp Blatter lance ensuite une bombe: il a en effet tenté de manipuler le vote, mais pour les États-Unis, pas pour le Qatar. Il y avait bien un “gentleman’s agreement”, me dit-il, entre dirigeants de la Fifa: que les Coupes de 2018 et 2022 iraient aux “deux super-puissances”, la Russie et les États-Unis; “C’était en coulisse. C’était organisé diplomatiquement pour en arriver là.”

Si sa manipulation du vote avait réussi, il serait toujours aux commandes, dit-il. “Je serais [en vacances] sur une île!” Mais au dernier moment, le “deal” a capoté, à cause de “l’interférence de M. Sarkozy”, qui, selon Blatter, a encouragé Michel Platini à voter pour le Qatar. “Juste une semaine avant le vote, j’ai reçu un appel de Platini et il a dit, ‘Je ne suis plus dans votre camp, parce qu’un chef d’État m’a dit que nous devrions réfléchir à… la situation de la France.’ Et il m’a dit que cela allait affecter plus d’un vote parce qu’il avait avec lui un groupe d’électeurs.”

Blatter ne s’épanche pas sur les motifs. Il dit qu’il a parlé seulement une fois à Sarkozy depuis le vote et qu’il n’a pas soulevé cette question. Il admet cependant que le vote du comité exécutif de la Fifa pour le lieu de la Coupe du monde, à bulletins secrets, a toujours été exposé à la “collusion”. “Dans une élection, vous ne pouvez jamais éviter ça, c’est impossible… quand vous êtes seulement quelques-uns dans le collège électoral.”

Un mois après le vote à bulletin secret par les 22 membres du comité exécutif de la Fifa – 14-8 en faveur du Qatar –, l’État des Émirats annonçait qu’il avait commencé à tester le Rafale, l’avion chasseur français de Dassault, plutôt qu’un modèle concurrent, pour le renouvellement de sa flotte. En avril 2015, le Qatar achetait 24 Rafales pour 7 milliards de dollars, avec une option sur 12 avions supplémentaires.

Le serveur arrive avec notre “salade Fifa”, mélange de laitue, de croûtons, de lardons et d’œufs durs coupés en dés. “C’est la salade de Mama Blatter” explique gaiement Blatter. “Nous l’avons toujours faite avec n’importe quelle verdure de saison chez nous, et vous ajoutez des croûtons et un petit peu de bacon.”

Blatter vient de la petite ville montagnarde de Visp (7500 habitants), à environ deux heures de Zurich en train. Catholique romain, il a l’intention d’y rentrer pour la Toussaint. Son père travaillait dans une usine chimique, et sa fille unique, Corinne, vit toujours là-bas, où elle enseigne l’anglais. Il a une petite-fille de 14 ans, baptisée Selena. Blatter admet que ses problèmes l’ont frappée durement. “Je pense qu’elle souffre plus que moi” dit-il, laissant entendre que les critiques coulent sur lui, alors qu’elle les prend personnellement.

Quand je demande à Blatter ce qu’il pense de Platini, il s’adosse au dossier de sa chaise, fait une pause, puis donne une réponse de diplomate, mais tendue. “Platini fut un joueur exceptionnel. C’est un type bien. Il pourrait être un bon successeur, oui. On prévoyait, à une époque, qu’il allait me succéder.”

“Platini fut un joueur exceptionnel. C’est un type bien. Il pourrait être un bon successeur, oui”

Platini est toujours dans la course pour la présidence de la Fifa, mais sa campagne a déraillé quand il a été suspendu en même temps que Blatter. Un versement de la Fifa de 2 millions de francs suisses sur son compte bancaire, en 2011, a fait surface. “Il n’est pas nécessaire de rédiger un contrat […] pour la loi suisse”, précise Blatter à propos du virement en faveur de Platini, ajoutant que même des témoins ne sont pas nécessaires. “Les accords d’une poignée de main sont valides. Le système anglo-saxon n’est pas le même que le système ici, en Europe centrale.”

Il a raison. La loi suisse admet les contrats oraux, mais je souligne que ce n’est pas la pratique des grandes entreprises. “Mais nous sommes un club” répond-il. Quand je fais remarquer que ce versement n’a pas été comptabilisé, il met un terme au sujet.

Si Blatter admet l’idée d’une réforme de la Fifa – “il doit y avoir plus que quelques changements” –, il n’a aucune gêne vis-à-vis de la culture des poignées de mains, des faveurs et des accords secrets qu’il a cultivée. “Le système n’est pas mauvais” juge-t-il, en ajoutant que s’il avait été autorisé à rester président, “alors nous serions sur le bon chemin”. Son successeur, selon lui, ne devrait pas tenter de changer ce qu’il a créé.

Je lui pose la question de l’argent, des allégations de fraudes et de corruption qui le poursuivent depuis des années. A-t-il, lui ou des personnes travaillant en son nom, jamais payé en espèces le soutien de membres de la Fifa?

Il invoque ses parents pour tout nier en bloc. “Nous avons un principe dans notre famille. Le principe de base est de ne prendre de l’argent que si vous l’avez gagné. Deuxièmement, de ne pas donner de l’argent à quiconque dans le but d’obtenir l’avantage. Et le troisième: si vous devez de l’argent, payez vos dettes. Ce sont des principes que j’ai suivis depuis que [j’ai] 12 ans” dit-il. “C’est pourquoi j’affirme que ma conscience, pour ce qui concerne l’argent, est totalement propre et transparente.”

Est-il riche? Non, répond-il, il ne gagne que ce que la Fifa lui verse, une somme qu’il refuse de communiquer car la Fifa publie en un seul chiffre l’ensemble des émoluments de son équipe de direction. L’an dernier, la Fifa a payé 39,7 millions de dollars au “personnel clé de la direction”.

“Ce que je fais avec mon argent? Ma fille a un appartement. J’ai un appartement, un ici et un là-bas. C’est tout. Je ne dépense pas de l’argent juste pour montrer que j’ai de l’argent. Si vous prenez les Suisses les plus riches, je ne suis pas dans les 3000 premiers parce qu’ils en sont à 25 millions de dollars.”

Le serveur revient avec nos plats principaux. Pour moi, une côtelette de veau d’une taille surprenante; pour Blatter, une daube de bœuf avec une julienne de légumes. Il la mange lentement. “Je dois dire que je ne mange pas tant que ça parce que vous ne pouvez pas consommer plus de calories que vous n’en brûlez” dit-il.

Après un silence, il expose ce qu’il estime être ses deux principales réussites à la Fifa: le projet Goal, qui envoie des millions de dollars aux pays les plus pauvres et se targue d’avoir construit plus de 700 terrains de football depuis 1998, et la décision de faire tourner la Coupe du monde d’un continent à l’autre, et surtout de l’avoir amenée en Afrique en 2010.

Il écarte d’un geste ma suggestion que cet argent donné pour le développement puisse être une autre façon de distribuer des faveurs et a été une source de fonds pour les officiels corrompus: “Il y a un pourcentage, peut-être 2 ou 3 %, qui n’a pas bien fonctionné.”

Il a en effet pu tenir la Fifa d’une main de fer en partie grâce au soutien des pays africains, qu’il a courtisés avec assiduité. L’ombre du colonialisme plane toujours, et les officiels du football africain trouvent souvent que les Européens les traitent comme des partenaires de seconde classe. Blatter, lui, est resté invariable dans son soutien au football africain et il a travaillé sans relâche pour amener la Coupe du monde en Afrique du Sud. Il a aussi apporté le succès commercial à la Fifa. Durant les quatre années précédant la Coupe du Monde 2014 au Brésil, la Fifa a totalisé 5,72 milliards de dollars de revenus.

À ses dires, il a créé un cercle vertueux: la Fifa aide les enfants des pays en développement à jouer au foot en construisant pour eux des terrains de sport. Elle en bénéficie quand ils rentrent chez eux et regardent les grands matches à la TV. Ce travail, insiste-t-il, ne pourra pas être défait. “Ma réputation est gâchée parce que j’ai été attaqué, brutalement, comme le responsable de tout. Mais ce que je laisse ne sera pas touché.” Avec le recul, il se demande s’il n’aurait été mieux pour lui de se retirer quand il était au sommet, après la Coupe du monde 2014 au Brésil.

“Ma réputation est gâchée parce que j’ai été attaqué, brutalement, comme le responsable de tout. Mais ce que je laisse ne sera pas touché.”

Quand je l’interroge sur l’affaire ISL, qui a révélé en 2008 qu’une agence de sportifs fondée par Horst Dassler de Adidas avait versé 138 millions de francs suisses en pots-de-vin à des membres haut placés de la Fifa, Blatter refuse d’aborder le sujet. Il n’a été jugé coupable d’aucune malversation et, dit-il, l’affaire est maintenant close. Il plaisante sur la “double accusation”: “Pour la loi américaine, vous ne pouvez pas être condamné deux fois!”

Je rappelle une autre affaire, aux États-Unis, en 2006, quand la Fifa a versé un dédommagement de 90 millions de dollars à MasterCard pour avoir renié un contrat pour en signer un autre, plus lucratif, avec Visa. “Nous n’avons pas été très très futés” admet Blatter. “C’était nul. Mais parfois, parce que vous travaillez dur, vous faites des erreurs. Vous ne pouvez juste pas pendre tout le monde.”

Comme nous passons en revue les questions épineuses de sa fortune, de la corruption et de l’opacité de la Fifa, Blatter reste calme. Il estime être un homme contre qui on a plus péché qu’il n’a péché lui-même, et il répète qu’il a peu de contrôle sur le comportement du comité exécutif de la Fifa. Ce n’est pas lui qui a nommé ses membres mais les six fédérations continentales de football.

“Des regrets? Je n’ai pas de regrets” dit-il. “Le seul regret que j’ai est que dans ma vie dans le football, je suis un homme très généreux en pensées, je crois que les gens sont bien; et puis j’ai réalisé que la plupart du temps j’ai été, disons, piégé par les gens. Vous faites confiance à 100 pour cent et puis vous voyez que toute cette confiance a juste servi pour obtenir un avantage ou un autre. Je ne l’ai pas fait seulement une fois, je l’ai fait plus d’une fois. Je dois supporter cela, et je le supporte.”

En attendant, il fustige la Suisse pour ne pas l’avoir protégé. “Je suis un citoyen suisse. J’ai même été un soldat! J’ai été le commandant d’un régiment de 3500 personnes. J’ai servi mon pays!” proteste-t-il, en se référant à ses états de service dans les années 60 comme colonel du Commandement de l’unité d’approvisionnement de l’armée suisse durant la guerre froide.

Ces derniers temps, il ne lui reste plus beaucoup d’alliés. Il dit qu’il a compté sur les doigts d’une main le nombre d’amis auquel il a pu faire appel lorsqu’il a dû décider s’il devait se retirer ou non après toutes ces années au sommet du football. Il admet que sa réputation a été ruinée. Mais il ne peut pas s’arrêter. Il reste fier du travail d’une vie. “Quelqu’un d’autre aurait-il pu le faire? S’il était assez fou pour ne vivre que pour le football, alors il pourrait l’avoir fait. Mais il est difficile de trouver des gens qui ont été dans ce sport pas seulement avec leur corps, pas seulement avec leur esprit, ou leur cœur, mais avec leur âme. Et j’étais dedans. Et si vous me demandez ce que je vais faire plus tard, je suis toujours dedans.”

Nous ne commandons pas de dessert, juste une tasse d’expresso et des petits-fours en forme de petits ballons de football. Blatter attend avec impatience le soir. Son amie Linda Barras, une femme de 51 ans mère de deux enfants, arrivera en avion pour le voir. Elle vit à Genève, mais Blatter est satisfait de cette situation.

“La distance ne nuit pas à une bonne entente” dit-il. “Peut-être que c’est même mieux pour un type qui a consacré toute sa vie au football. Quand vous êtes à 100 % dans votre job, que vous croyez vraiment dans votre job, alors évidemment, même avec un homme généreux, à un certain moment, la personne qui est avec vous peut ne pas être heureuse” dit-il

Puis il se lève, soudain petit et frêle à nouveau, il signe un ballon pour le directeur du restaurant et il disparaît dans une Mercedes noire.

© FT : Malcolm Moore

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