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© La Françafrique. Le plus long scandale de la République : François-Xavier Verschave
- 27 Aug 2015 08:49:06
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CAMEROUN :: Massacres en pays bamiléké :: CAMEROON
Extrait de La Françafrique. Le plus long scandale de la République de François-Xavier Verschave (Stock, 1999), pp.99-108
« Ils ont massacré de 300 à 400 000 personnes. Un vrai génocide. Ils ont pratiquement anéanti la race. Sagaies contre armes automatiques. Les Bamilékés n'avaient aucune chance. [...] Les villages avaient été rasés, un peu comme Attila », témoigne le pilote d'hélicoptère Max Bardet . J'appris avec ces phrases le massacre littéralement inouï d'une population camerounaise au tournant des années soixante. Je m'attachai à en savoir davantage. Ce ne fut pas facile, tant la terreur, là-bas, produit encore son effet. Ce n'est pas terminé .
En 1938, de jeunes Camerounais formés à l'école française créent la Jeucafra, Jeunesse camerounaise française . Parmi eux, un certain Ruben Um Nyobé, commis-greffier au tribunal de Yaoundé. Nettement pro-français, ce mouvement se pique au jeu de la conférence de Brazzaville où, en 1944, le général De Gaulle avait annoncé des libertés politiques nouvelles pour les peuples de l'Empire colonial .
Au même moment débouche le mouvement de syndicalisation suscité par des salariés français expatriés, travaillant dans l'enseignement et les chemins de fer . Ce mouvement est proche de la CGT française, à laquelle adhéraient la plupart de ses initiateurs. Il aboutit en décembre 1944 à la création de l'Union des syndicats confédérés du Cameroun (USCC). Ruben Um Nyobé s'y inscrit, avec plusieurs de ses amis.
L'injustice sociale et politique est alors criante. Les colonies ont connu l'« effort de guerre », l'austérité et une forte hausse des prix. A la Libération, les salaires des fonctionnaires de nationalité française sont augmentés, ceux des camerounais restent bloqués : la ségrégation continue ! Anticipant sur les libertés promises, la Jeucafra exige l'impossible : la liberté de parole et de presse, la participation des autochtones à la gestion des affaires publiques, etc. Comme en Algérie, au Sénégal, ou plus tard à Madagascar, le refus est brutal : lors d'une grève le 27 septembre 1945, une bande de colons armés tirent sur une manifestation d'Africains. Il y a au minimum soixante morts . Ainsi restauré, l'« ordre » colonial engendre des frustrations considérables.
En mars 1947, la Jeucafra se fond dans un front anticolonialiste, le Racam (Rassemblement camerounais), qui réclame carrément la création d'un État camerounais. Après la guerre 1914-18, le Kamerun détenu par l'Allemagne vaincue s'était vu placé par la Société des nations sous un double mandat : la tutelle de la France, pour la majeure partie du territoire, et celle de la Grande-Bretagne, pour la région Ouest limitrophe du Nigeria. Le Racam demande tout simplement la fin des mandats tutélaires, en application de la charte des Nations unies, et la réunification du Kamerun. On l'interdit au bout de deux mois.
Ce n'est que partie remise. Avec les mêmes revendications, Ruben Um Nyobé fonde le 10 avril 1948 l'Union des populations du Cameroun (UPC). Celle-ci adhère bientôt au Rassemblement démocratique africain (RDA), créé par l'Ivoirien Houphouët-Boigny. Pour l'administration coloniale, pas de doute : non seulement la revendication d'indépendance sent le soufre, mais les fréquentations cégétistes d'Um Nyobé et l'adhésion de l'UPC au RDA portent la marque du complot communiste international. Certes, les députés du RDA à Paris se sont apparentés un temps au groupe communiste, avant d'être récupérés par le parti charnière de François Mitterrand, l'UDSR. Mais quand on voit l'évolution ultérieure d'Houphouët ... Un multimilliardaire, pas vraiment rouge !
L'amalgame indépendantisme-communisme, plus ou moins délibéré, parfois machiavélique, fera des ravages. Bien qu'Um Nyobé ait toujours nié la filiation communiste de l'UPC , le dynamisme de ce parti naissant lui vaudra très vite d'être la cible d'une croisade - pour la « défense du monde libre », contre le » péril rouge ». C'est la politique sans nuances du Haut-commissaire du Cameroun, André Soucadaux (1949-54). En face, Ruben Um Nyobé tient des propos qui font songer à son contemporain Mandela - ce Mandela qu'il aurait pu être :
« Les colonialistes ne veulent pas admettre qu'un Noir soit l'égal d'un Blanc. Cette conception se manifeste dans le domaine social, dans l'échelle des salaires, dans le traitement médical, dans le logement, dans la justice et hélas, à l'Église. Quelle est alors l'âme éprise de liberté qui resterait insensible devant ce fait révoltant d'un étranger qui traite les enfants de la terre comme des hommes de seconde zone ? La doctrine coloniale n'a jamais cessé de proclamer que le Blanc est un être supérieur et que le Noir, spécialement, ne possède que des capacités limitées [...]. Une telle façon de ne rien faire pour modérer, sauf cas exceptionnel, la discrimination raciale fait beaucoup pour renforcer notre méfiance et notre combativité ».
Un discours tellement vrai qu'il fait « exploser le conflit entre le système colonial et la condition faite au peuple came¬rounais », observe le politologue Achille Mbembe. L'UPC attire la population pauvre des grandes villes, Douala en particulier. Elle convainc aussi une partie des élites. Elle s'implante progressivement à travers tout le Cameroun, mais connaît deux zones de prédilection.
Le pays bassa, dont est originaire Um Nyobé, est resté très marqué par la pratique du travail forcé, auquel eut recours la puissance coloniale pour la construction du chemin de fer et d'autres infrastructures : le discours de l'enfant du pays est ressenti comme une libération.
Mais c'est en pays bamiléké que l'UPC connaît l'essor le plus considérable. Sa vitalité est un exutoire à de vives tensions sociales. Dans cette région montagneuse, un système coutumier rigide et une forte poussée démographique réduisent l'accès aux terres cultivables. D'où une forte émigration, vers le port de Douala notamment. Couplée à un remarquable esprit d'entreprise, cette expansion a tôt accrédité l'idée d'un impérialisme bamiléké - un préjugé que ne manquera pas d'exploiter le parti colonial. Un administrateur français, le chef de région Hubert, préconise « la meilleure action que nous puissions avoir » : « susciter des oppositions africaines et rendre la vie impossible aux meneurs upécistes ». De fait, la réaction à l'UPC ne tarde pas à s'organiser.
Dès la fin des années quarante, Jacques Foccart tisse en Afrique ses réseaux gaullistes, si conservateurs qu'ils en agacent le général De Gaulle lui-même, pourtant très attaché à l'Empire français. Au Cameroun, le parti gaulliste, le RPF (Rassem¬blement du peuple français), ne jure que par la répression . Il est en concurrence avec la coalition au pouvoir à Paris, la « troisième force » ni communiste, ni gaulliste. Mais celle-ci est tout aussi hostile que le RPF aux revendications de l'UPC.
Le Haut-commissaire Soucadaux introduit les socialistes de la SFIO, tandis que Louis-Paul Aujoulat, secrétaire d'État à la France d'Outre-Mer, missionne les démocrate-chrétiens du MRP. Les deux partis suscitent ensemble un « Bloc des démo¬crates camerounais ». Ils l'arriment aux structures coutumières conservatrices, aux régions (le Nord, le Centre) ou aux ethnies (les Doualas par exemple) sensibles à l'épouvantail bamiléké . Le corps électoral étant très restreint et la fraude systématique, le « Bloc » devance l'UPC aux élections de 1951 et 1952.
Ce résultat inique a pour effet de dégoûter de la voie électorale le parti d'Um Nyobé. Ce qui lui vaut un grief supplémentaire : le refus de la démocratie ! Le 13 juillet 1955, le Haut-commissaire Roland Pré, successeur de Soucadaux, décrète l'interdiction de l'UPC sur l'ensemble du territoire. Il lance un mandat d'arrêt contre Um Nyobé, pour atteinte à la sûreté de l'État. Une seule issue est laissée aux indépendantistes : le maquis.
En 1957, le nouveau Haut-commissaire Pierre Messmer, tout en réaffirmant « le maintien de la tutelle confiée à la France », tente une médiation via un prélat camerounais : Mgr Thomas Mongo rencontre Um Nyobé. La négociation tourne court. L'UPC, ancrée dans le mouvement mondial de refus du colonialisme, n'est pas prête à céder sur l'essentiel : l'indépendance. La position de l'Église catholique n'a pas facilité la tâche du médiateur : elle est vivement hostile à l'UPC, dont le leader est de surcroît un fidèle protestant. Dans une « lettre commune », les évêques du Cameroun avaient mis en garde leurs ouailles contre ce parti, en raison « de son attitude malveillante à l'égard de la Mission catholique et de ses liens avec le communisme athée condamné par le Souverain Pontife ». Ancien séminariste, le Premier ministre et leader du Bloc des démocrates, André-Marie Mbida, dénonce la « clique de menteurs et de démagogues » de l'UPC. A la même époque, on observe une attitude tout à fait similaire de l'Église au Rwanda, face aux partisans de l'indépendance.
Sous la direction du très foccartien Maurice Delauney , que nous retrouverons à maintes reprises, les troupes françaises durcissent la guerre contre les maquisards. Commandés par le colonel Jean-Marie Lamberton et le capitaine Georges Maîtrier, une vingtaine de pelotons de gendarmerie mobile mènent sans états d'âme la chasse aux upécistes . Une offensive ciblée, menée par une troupe coloniale franco-tchado-camerounaise, permet d'atteindre Ruben Um Nyobé dans son repaire et de l'abattre, le 13 septembre 1958. Certains prétendent qu'il a été livré par son conseiller Théodore Mayi Matip : celui-ci, disparu du maquis au moment de l'attaque, n'a resurgi qu'à la fin des hostilités, avant de rallier le régime mis en place par Paris et d'être pendant vingt-cinq ans l'un des piliers du parti unique .
Car entre-temps le discours officiel a changé, dès le début de 1958, avant même le retour de De Gaulle au pouvoir. Le gouvernement français, empêtré en Algérie, veut couper l'herbe sous les pieds de l'UPC. L'indépendance du Cameroun est annoncée pour le 1er janvier 1960. « Une indépendance fictive », répète à trois reprises le ministre de l'Outre-mer Jacquet au Premier ministre camerounais Mbida . Celui-ci, trop clairement pro-français, est remplacé par Ahmadou Ahidjo. Il s'agit d'un homme sûr, en faveur duquel le pouvoir colonial mettait depuis longtemps « des paquets de bulletins dans l'urne » . Le 10 mai 1958, le nouveau chef du gouvernement de Yaoundé expose son programme : « C'est avec la France que, une fois émancipé, le Cameroun souhaite librement lier son destin pour voguer de concert sur les mers souvent houleuses du monde d'aujourd'hui ».
Du Foccart avant la lettre ? Plutôt du Foccart dans le texte. Depuis 1947, Jacques Foccart s'occupe des affaires franco-africaines au RPF. Il a déjà tissé sa toile en Afrique, la quadrillant de sections du parti gaulliste. Il recourt « à divers stratagèmes propres aux organisations et sociétés secrètes : formation de réseaux de renseignement, [...] enquête sur les opinions politiques des administrateurs et fonctionnaires coloniaux, [...] tentatives de "noyautage" des milieux d'affaires français installés en Afrique ». Foccart noue des rapports personnels très étroits avec certains cadres africains . Élu en 1950 à l'Assemblée de l'Union française, il en préside la commission de Politique générale, s'imposant comme le pivot de ce Parlement consultatif. Il a si vite étendu l'emprise de ses réseaux que le 24 janvier 1951, au moment de rendre compte de son dernier périple africain, le ministre de la France d'Outre-mer François Mitterrand s'exclame en plein Conseil : « Je ne devrais pas dire que j'ai fait un tour dans l'Union française, mais bien plutôt dans l'Union gaulliste » .
Membre de la même Assemblée, Ahmadou Ahidjo a été remarqué par Foccart . C'est devenu l'un de ses points d'appui en Afrique, son favori pour le Cameroun. A l'Assemblée de l'Union, on traite longuement du destin spécifique des pays sous mandat des Nations unies, le Togo et le Cameroun. Le 10 mai 1958, le discours d'Ahidjo est donc très « informé ».
Trois jours plus tard éclate à Alger le complot du 13 mai qui, à Paris, ramène De Gaulle au pouvoir. De son propre aveu, Foccart a été « l'homme-orchestre » de ce complot multiforme, et il a gagné la partie . Dans le sillage du général, il met aussitôt la main sur les affaires franco-africaines.
L'UPC n'est pas d'accord avec le « destin lié » que propose Ahidjo dans son discours-programme, elle ne se sent pas invitée à un « concert » ultra-marin avec la puissance coloniale. Félix Moumié, un médecin, succède à Um Nyobé assassiné. Implanté jusque là en pays bassa, le maquis upéciste gagne les montagnes du pays bamiléké et forme l'Armée de libération nationale kamerunaise (ALNK), sous le commandement de Martin Singap. Aux Nations unies, l'UPC est soutenue par une majorité d'États africains et asiatiques.
Pour la combattre, le Cameroun dévolu à l'ami Ahidjo se réfugie à peine indépendant dans les jupes de la France. Ahidjo s'attribue les pleins pouvoirs, mais en remet aussitôt l'essentiel à la métropole. Il signe des accords de défense, en partie placés sous le sceau du secret, et des accords d'assistance militaire. Dans leur article 1er, ces derniers confient officiellement à des personnels français le soin de « procéder à l'organisation, à l'encadrement et à l'instruction des forces armées camerounaises ». Telles sont les clauses avouées. Les clauses secrètes permettaient une ingérence plus massive encore : tout simplement des interventions militaires directes.
Contre ce qu'il appelle les « bandes rebelles », Jacques Foccart suit au jour le jour l'évolution de la situation : il est le premier destinataire du rapport quotidien du Sdece (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, principal service secret français, rebaptisé DGSE en 1982) ; à partir de 1960, son ami le colonel Maurice Robert crée le service Afrique du Sdece, étroitement et exclusivement rattaché à Foccart . Il est nécessaire, pour la suite de cette histoire, de garder en mémoire cette constante : jusqu'en 1974, depuis l'Élysée et ses bureaux annexes, Foccart tient pratiquement tous les fils, officiels ou cachés, des relations franco-africaines ; sous Giscard et Mitterrand, l'écheveau sera devenu tel et les relais africains si bien rodés que l'influence officieuse restera déterminante.
Aussitôt né, le Sdece-Afrique enfante et instruit une filiale camerounaise, le Sédoc : sous la direction de Jean Fochivé, elle sera vite réputée pour sa sinistre « efficacité ». On y torture à tour de bras. Côté police, un redoutable professionnel français, Georges Conan, démontre ses talents - dont celui de multiplier les aveux et dénonciations. Pour les affaires militaires, deux conseillers viennent encadrer le président Ahidjo : le colonel Noiret et le capitaine Leroy . L'ancien ministre des Armées Pierre Guillaumat confirme : « Foccart a joué un rôle déterminant dans cette affaire. Il a maté la révolte des Bamilékés avec Ahidjo et les services spéciaux ». Au passage, on notera la présentation ethnique d'une révolte politique...
Foccart expédie au Cameroun une véritable armée : cinq bataillons, un escadron blindé, des chasseurs bombardiers T 26. A sa tête, un vétéran des guerres d'Indochine et d'Algérie, le général Max Briand, surnommé « le Viking ». Sa réputation le précède : en Extrême-Orient, ce colosse blond a commandé durant deux ans le 22e RIC - les casseurs de Viets . Georges Chaffard décrit ainsi l'arrivée de Briand en pays bamiléké : « Douze fois, le convoi de véhicules doit s'arrêter, et l'escorte mettre pied à terre pour dégager la route. Ce sont de véritables grappes humaines, sans armes, mais hostiles, qui barrent le passage et s'agrippent aux voitures. Rarement insurrection a été aussi populaire ».
Le général Briand se pose en rouleau-compresseur et le colonel Lamberton en stratège. L'objectif, éradiquer l'UPC, est poursuivi selon une double approche : d'un côté, les camps de regroupement, sous l'autorité de « capitas » (une variété de kapos) ; de l'autre, la politique de la terre brûlée. La lutte anti-guérilla menée par les commandos coloniaux est d'une brutalité inouïe. Vagues d'hélicoptères, napalm : c'est une préfiguration de la guerre du Vietnam que se jouent les vétérans d'Indochine. Leur rage est d'autant plus grande que les maquisards, opérant presque à mains nues - mais sur plusieurs fronts - remportent des succès ponctuels.
Charles Van de Lanoitte, qui fut de longues années correspondant de Reuter à Douala, parle de 40 000 morts en pays bassa, en 1960-61 : 156 Oradour, autant de villages totalement détruits avec ceux qui n'avaient pu les fuir .
Le journaliste décrit aussi « le régime effroyable des camps de tortures et d'extermination » dont il a été « le témoin horrifié » :
« Quelques exemples de tortures :
LA BALANÇOIRE : les patients, tous menottés les mains derrière le dos et entièrement nus, dans une pièce à peine éclairée, sont tout à tour attachés, la tête en bas, par les deux gros orteils, avec des fils de fer qu'on serre avec des tenailles, et les cuisses largement écartées. On imprime alors un long mouvement de balançoire, sur une trajectoire de 8 à 10 mètres. A chaque bout, un policier ou un militaire, muni de la longue chicotte rigide d'un mètre, frappe, d'abord les fesses, puis le ventre, visant spécialement les parties sexuelles, puis le visage, la bouche, les yeux. [...] Le sang gicle jusque sur les murs et se répand de tous côtés. Si l'homme est évanoui, on le ranime avec un seau d'eau en plein visage. [...] L'homme est mourant quand on le détache. Et l'on passe au suivant...
Vers trois heures du matin, un camion militaire emmène au cimetière les cadavres. [...] Une équipe de prisonniers les enterre, nus et sanglants, dans un grand trou. [...] Si un des malheureux respire encore, on l'enterre vivant...
LE BAC EN CIMENT : les prisonniers, nus, sont enchaînés accroupis dans des bacs en ciment avec de l'eau glacée jusqu'aux narines, pendant des jours et des jours. [...] Un système perfectionné de fils électriques permet de faire passer des décharges de courant dans l'eau des bacs. [...] Un certain nombre de fois dans la nuit, un des geôliers, "pour s'amuser", met le contact. On entend alors des hurlements de damnés, qui glacent de terreur les habitants loin à la ronde. Les malheureux, dans leurs bacs de ciment, DEVIENNENT FOUS !...
Oui j'affirme que cela se passe depuis des années, notamment au camp de torture et d'extermination de Manengouba (Nkongsamba) ».
Le fil conducteur est évident : l'Indochine, l'Algérie, le Cameroun... jusqu'à ces camps de torture au Rwanda d'avant le génocide, que décrit Jean Carbonare. L'impunité encourage la reconduction.
Pendant ce temps, les « services » camerounais et français font des ravages dans les milieux upécistes. Le Sédoc se charge du tout venant : il fait arrêter des milliers de « suspects », et les conduit dans les camps ci-dessus évoqués... Au Sdece reviennent les têtes pensantes : le 15 octobre 1960, à Genève, l'un des ses agents empoisonne au thallium le chef de l'UPC Félix Moumié. Constantin Melnik, responsable des Services secrets auprès du Premier ministre Michel Debré, explique qu'une telle opération « Homo » (comme homicide) ne pouvait être déclenchée que par l'Elysée, c'est-à-dire au moins par Jacques Foccart .
C'est à un ami sexagénaire, le Franco-Suisse William Bechtel, alias « Grand Bill », que Foccart confie l'opération. William et Jacques se retrouvent régulièrement à Cercottes sur le terrain d'entraînement des réservistes du Sdece. Bechtel est un anticommuniste de choc, ancien commando d'Indochine et chargé du maintien de l'ordre chez Simca, contre la CGT. On imagine les arguments que Foccart a trouvés pour le convaincre, du genre « l'UPC égale le Viêt-minh ».
Se faisant passer pour un journaliste suisse, Bechtel approche Moumié au Ghana, sympathise avec lui, puis le retrouve lors d'un déplacement à Genève. Il le convie à dîner au restaurant Le plat d'argent, la veille du jour où le chef de l'UPC doit reprendre l'avion pour l'Afrique : c'est là-bas que la cible est censée mourir, loin de toute police scientifique et de la presse occidentale. Comme Moumié ne boit pas le pastis empoisonné, Bechtel verse du thallium dans un verre de vin. Mais, assoiffé par la discussion qui suit le repas, Moumié finit par avaler le pastis d'un trait. La double dose accélère l'effet du poison. Vers la fin de la nuit, le leader camerounais se fait transporter à l'hôpital, où il meurt dans d'atroces souffrances, non sans avoir diagnostiqué son propre empoisonnement et l'avoir dit au personnel soignant.
Son assassin se réfugie sur la Côte d'Azur, dans une villa louée par le Sdece. Durant quinze ans, il échappera au mandat d'arrêt international tardivement lancé par la Suisse. Arrêté à Bruxelles en 1975, extradé, il sera acquitté en 1980. Au bénéfice du doute... et des extraordinaires pressions exercées par l'Élysée . En 1995, Foccart n'avait toujours aucun regret de l'élimination de Moumié : « Je ne crois pas que cela ait été une erreur ».
Le chef de l'UPC n'a pu préparer sa succession. Une direction bicéphale se met en place : Abel Kingue en exil (au Ghana), Ernest Ouandié dans le maquis. Les combats, et les massacres de villageois par les troupes franco-camerounaises, durent jusqu'en 1963. Ouandié conserve un noyau de maquisards jusqu'en août 1970. Il est trahi à son tour lors d'un déplacement organisé par l'évêque de Nkongsamba en personne, Mgr Albert Ndongmo, qui l'a transporté dans sa 404 Peugeot . Arrêté, il est fusillé sur la place publique de Bafoussam en janvier 1971. La guérilla d'une autre branche de l'UPC, installée dans les forêts du Sud-Est camerounais à partir du Congo voisin, n'a pas eu meilleur sort : elle a été décimée en 1966, son leader Afana Osendé a été décapité, et sa tête ramenée à Yaoundé .
Côté français, le colonel Lamberton concevait cette guerre ci¬vile comme une façon de résoudre le « problème bamiléké » . A la lumière de ce qui s'est passé au Rwanda de 1959 à 1994, il n'est vraiment pas inutile de relire ce qu'écrivait de ce « problè¬me », en 1960, l'officier français qui fut chargé de le « traiter » :
« Le Cameroun s'engage sur les chemins de l'indépendance avec, dans sa chaussure, un caillou bien gênant. Ce caillou, c'est la présence d'une minorité ethnique : les Bamiléké, en proie à des convulsions dont l'origine ni les causes ne sont claires pour personne. [...] Qu'un groupe de populations nègres réunisse tant de facteurs de puissance et de cohésion n'est pas si banal en Afrique Centrale [...]. L'histoire obscure des Bamiléké n'aurait d'autre intérêt qu'anecdotique si elle ne montrait à quel point ce peuple est étranger au Cameroun ».
Cela ressemble furieusement à la construction raciste de la menace tutsie ! Il n'est pas question de laisser les « Camerounais authentiques » (les non-Bamilékés) se charger seuls de soumettre ces « étrangers » conscients et solidaires :
« Sans doute le Cameroun est-il désormais libre de suivre une politique à sa guise et les problèmes Bamiléké sont du ressort de son gouvernement. Mais la France ne saurait s'en désintéresser : ne s'est-elle pas engagée à guider les premiers pas du jeune État et ces problèmes, ne les lui a-t-elle pas légués non résolus ? ».
Mais le pompier de ce problème incandescent n'est-il pas aussi le pyromane ? Selon le philosophe camerounais Sindjoun Pokam, « c'est la France qui produit, crée, invente le problème bamiléké et l'impose à notre conscience historique. Derrière le problème bamiléké, il y a en vérité le problème français qui s'exprime sous les espèces du conflit entre les intérêts de l'État français et ceux du peuple camerounais ». De la même manière, il y avait le problème belge derrière le problème hutu-tutsi : les querelles Flamands-Wallons, entre autres, ainsi que des enjeux financiers et religieux.
C'est en tout cas le moment de rappeler la maxime du plus célèbre des colonisateurs français, le maréchal Lyautey : « S'il y a des mœurs et des coutumes à respecter, il y a aussi des haines et des rivalités qu'il faut démêler et utiliser à notre profit, en opposant les unes aux autres, en nous appuyant sur les unes pour mieux vaincre les autres ».
Depuis 1984, je compte parmi les Français plutôt bien informés sur l'Afrique. C'est seulement en 1993 que j'ai pris connaissance des massacres français au Cameroun . Pourtant, ce crime de guerre à relents racistes, si ample et si prolongé, est proche du crime contre l'humanité. Décrire et faire connaître ce premier grand crime foccartien est indispensable à l'intégrité d'une mémoire française. Comprendre pourquoi la presse n'en a rien dit, et comment il a pu être si longtemps ignoré, ne serait pas sans enseignements sur les contraintes et tentations des correspondants français en Afrique. L'étude reste à faire...
Les massacres commis par l'armée française ont aussi bénéficié, il faut le reconnaître, d'une conjoncture médiatique très propice : de 1960 à la fin de 1962, l'attention de l'opinion hexagonale est captivée par l'issue mouvementée du conflit algérien. La proximité d'un drame qui concerne un million de nationaux, les Pieds-noirs, occulte les cris d'horreur qui s'échappent difficilement d'une Afrique équatoriale à faible immigration française. En métropole, l'opinion n'a d'ailleurs jamais eu qu'un infime écho des massacres coloniaux. Depuis la Libération, leurs auteurs poursuivaient leur besogne en toute quiétude : Sétif, Hanoi, Madagascar...
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