Fritz Bell et les 7 plaies de l’Enseignement technique au Cameroun :: CAMEROON
© Correspondance : palabresintellectuelles@gmail.com | 25 Mar 2025 11:24:17 | 733Nous le savions déjà, que ce n’est pas de gaité de cœur que l’indépendance nous a été octroyée. Le 1er janvier 1960, la gestion de notre pays nous est officiellement rétrocédée par la France. Le jour du Nouvel an… C’est ainsi qu’on nous a volé notre fête de l’indépendance, la célébration de notre Independance Day, pour toujours noyée, oubliée dans les festivités de la « Bonne année ». Ah, les jaloux ! Certains nationalistes vont plus loin, qui pensent qu’en fait il n’y a jamais eu d’indépendance, puisque nous sommes toujours économiquement dépendants, et donc aussi politiquement aux ordres de l’Occident.
L’écrivain et enseignant camerounais Fritz Bell énonce une préoccupation tout aussi alarmante dans son livre intitulé 7 plaies, à savoir que si le ver est dans le fruit, c’est aussi parce que le mal est à la racine, à la base : c’est depuis l’éducation primaire que l’on nous prédispose à regarder là-bas comme le centre du monde, à agir, parfois sans en avoir conscience, dans l’intérêt du Colon. Nelson Mandela disait qu’avec l’éducation on pouvait changer le monde, avons-nous choisi l’éducation qu’il faut pour changer notre pays ? Fritz Bell pense que : « Non seulement le Cameroun n’a pas fait ce choix, mais il semble n’avoir même pas choisi du tout. Notre pays a, dès le départ, cédé un pan de sa souveraineté à un pays tiers. En prélude aux indépendances des pays francophones, ceux-ci ont préalablement signé avec la France des « accords de coopération » qui ont entre autres embrigadé les systèmes éducatifs desdits pays, dont le Cameroun. Ces accords prévoient en effet que « la France devra orienter la détermination des programmes scolaires du Cameroun à tous les niveaux ». Nous avons conséquemment développé un système éducatif complètement extraverti, conçu et piloté par autrui, au service et pour l’intérêt de cet autrui. Mais puisque ces intérêts du même autrui s’opposent à ceux du Cameroun, alors nous nous retrouvons avec une politique éducative desservant nos propres intérêts. »
Professeur des lycées d’enseignement technique hors échelle, Fritz Bell sait de quoi il parle. Le Cameroun comme les autres pays engagés sur la voie du développement et de l’amélioration des conditions de vie de ses populations devrait mettre l’accent en priorité sur la formation des ressources humaines de qualité, des hommes et femmes potentiellement capables de créer, concevoir, produire, réparer, entretenir. Le cerveau, oui, of course, mais encore : « Qu’est-ce que tu sais faire de tes dix doigts ? » Vous l’aurez compris, c’est un fait connu et décrié depuis longtemps par les technocrates avisés, l’Enseignement technique n’est pas suffisamment valorisé au Cameroun. Et c’est à regret, et même à dessein. Tenez, lisons encore à ce propos Fritz Bell : « La France en l’occurrence, suivant une logique stratégiquement compréhensible, a effectivement orienté notre système éducatif vers la valorisation exacerbée des humanités au détriment du développement des savoir-faire. » Et nous en sommes encore à nous demander pourquoi nous n’évoluons pas, alors que l’Enseignement technique, le terreau, la fabrique des hommes qui portent le développement est sclérosé. Il souffre. Il souffre de 7 plaies diagnostiquées par Fritz Bell dans le livre éponyme.
Sans vouloir énumérer ici une par une les sept plaies (confère l’ouvrage), quelques curiosités assez frappantes peuvent être relevées. Par exemple, y a-t-il une suite logique entre le premier et le second cycles de l’Enseignement technique ? Si oui, d’où vient-il qu’un élève sorti du premier cycle de l’Enseignement général entame le second cycle technique avec un élève sortant du premier cycle technique ? Ce dernier recommence-t-il à apprendre ce qui lui a été enseigné dans ses premières années de CETIC… ou bien ? Autre question : la formation des enseignants de l’Enseignement technique obéit-elle aux règles de la déontologie ? Considérons ces deux petites incompréhensions citées en exemple dans le livre de Fritz Bell : « L’informatique entre au programme dans l’Enseignement technique second cycle en septembre 1992, la première promotion des professeurs d’informatique sort en 2011. » ; et ceci : « En 1998 l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Yaoundé décide unilatéralement de former des professeurs d’économie. Or il s’agit là d’une spécialité de l’enseignement technique dont les enseignants sont censés être exclusivement des diplômés des écoles normales d’enseignement technique (ENSET et ENIET). Résultat, ces économistes furent affectés dans les établissements comme professeurs de… Mathématiques. » La création des lycées et collèges d’enseignement technique, là aussi, des trous noirs. Il y a certes des commissions techniques qui peuvent, sur appel d’une communauté demanderesse d’un CETIC, par exemple, descendre sur le terrain, produire un rapport scientifique fiable prenant en compte tous les paramètres, avec avis favorable, mais le Ministre, fort de son pouvoir discrétionnaire, peut décider de ne pas y donner suite. En revanche, un proche du Ministre peut, au détour d’une conversation avec le ponte, avoir plus de chances de décrocher un CETIC pour son village. C’est ainsi que l’on se retrouve parfois avec des établissements d’enseignement technique fantômes, pour ainsi dire, avec pour effectif zéro élève ou quelques apprenants seulement pour tout un CETIC, lui-même logé en plein air, dans une église ou dans un domicile privé. L’auteur a pris la peine de lister une dizaine d’exemples de ces CETIC sans existence réelle, créés parfois juste pour contenter l’électorat, oubliant qu’il ne suffit pas d’une barre de craie et d’un tableau noir pour mettre sur pied un établissement scolaire d’enseignement technique. Un regard critique est également porté sur la question des financements, avec des lignes de budgets consistantes ou maigres selon qu’un chef d’établissement scolaire est bien trempé dans le système, qu’il sait redistribuer d’une main à la hiérarchie ce qu’il reçoit de l’autre (ça s’appelle le « partage du gâteau national »). Affectations, nominations des enseignants et autres avantages professionnels, la machine est bien huilée, les rouages bien trempés dans un lubrifiant qui n’a d’autre nom que la corruption. Fritz Bell n’oublie pas l’enseignement privé (dit technique), avec des Fondateurs qui n’ont ni accointance, ni passion pour le métier de la formation de la jeunesse, et qui sont là pour faire de l’argent, générer du profit pour leur propre compte, au détriment d’une formation de qualité. C’est vrai, Barack Obama l’a dit : « L’éducation n’est pas un coût, c’est un investissement ». Il n’entendait pas ce mot dans le sens de capital investi en vue de l’obtention d’une plus-value ; en somme, comme le dit si bien Fritz Bell, « L’éducation n’est pas un business. Ou plutôt, l’éducation ne devrait pas être un business ». Il est écrit dans les textes de l’Etat du Cameroun, que « l’enseignement privé est un service social ». Ah, oui, il y a fort à faire pour assainir le milieu !
« La critique est aisée, mais l’art est difficile », Fritz Bell le reconnaît. Après avoir énuméré et développé sa liste de suggestions pour un mieux-être de l’éducation au Cameroun (de la carrière de l’enseignant à l’encadrement de l’élève en passant par le choix des livres et des programmes scolaires, la gestion des financements et bien plus, l’auteur admet qu’il y a dans notre administration des experts bien outillés qui peuvent produire des rapports, élaborer une batterie de propositions en vue de l’assainissement et de l’amélioration de notre système éducatif. Il écrit notamment dans sa conclusion : « La plus importante tribune dans l’histoire récente du Cameroun date de 1998 et était baptisée « Etats Généraux de l’Education ». Ce forum a connu une très large mobilisation, a bénéficié de la participation de très nombreux experts et a accouché de belles résolutions. Ces résolutions sont passées par l’Assemblée Nationale pour être réexaminées par les représentants du peuple et enfin, la loi qui en a découlé a été promulguée par le chef de l’Etat sous la désignation de « Loi d’orientation de l’éducation » le 04 avril 1998. Près de vingt ans plus tard, cette loi n’est toujours pas appliquée ». Serait-ce du fait de l’inertie maladive de notre administration que Fritz Bell dénonce aussi justement dans son œuvre ?...
Sortons avec Victor Hugo, qui a dit : « Celui qui ouvre une école ferme une prison ». Mais attention, une école malade, incompétente, ne peut produire que des hommes incompétents, probablement de futurs chômeurs, mais aussi des délinquants (parfois en col blanc). Confère le nombre de grands intellectuels inculpés qui encombrent nos prisons aujourd’hui. D’où l’urgence de repenser notre système éducatif. Sur ce, nous vous disons merci. Thanks. Akiba.
Fritz Bell est aussi l’auteur de Broutilles, un recueil de nouvelles qui lui a valu le Prix Nnanga Kôn 2019.
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