Raoul Sumo Tayo : Les militaires ne doivent pas faire le travail des politiques
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Pour le spécialiste des questions de sécurité, la dégradation de la situation sécuritaire dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest résulte de la transformation, par les radicaux des deux bords, d’une crise de la gouvernance ayant des relents identitaires en une guerre relevant de la nécessité absolue.

Le général Melingui Nouma vient d’être remplacé 10 mois après sa nomination à la tête de la 21e Brigade d’infanterie motorisée, et surtout dans un contexte d’enlisement de la crise sécessionniste. De nouveaux responsables militaires ont également été nommés du côté du Nord-Ouest. Qu’est-ce que cela peut changer au plan tactique ?
Pas grand-chose, car, en amont, sur le plan stratégique, l’on a fait de la lutte contre les sécessionnistes une guerre qui tend à devenir totale. Avec la criminalisation de l’ennemi, l’incarcération des leaders du consortium, la décapitation de l’état-major politique du mouvement sécessionniste, l’on a créé une situation de blocage qui va nécessairement conduire, sauf changement de paradigme, à ce que Clausewitz appelle «l’ascension aux extrêmes, au blocage de la guerre dans son processus interactionnel». Il existe un fort risque d’enlisement et, dans ce contexte, les responsables opérationnels, pour donner un sens à leur combat, pourraient transformer la contre-insurrection en une politique spécifique, prenant ainsi l’outil pour l’objectif. Il faut savoir négocier politiquement pour sortir de la guerre qui n’est, d’ailleurs, qu’une parenthèse.

Des stratégistes comme Olivier Zajec la considèrent d’ailleurs comme une forme de socialisation. Parce que la matrice de la radicalisation des anglophones est politique, la gestion de cette crise devrait se faire prioritairement au niveau des institutions qui devraient normalement permettre de résoudre au plan politique les différends entre les composantes du tissu national. Il ne faut donc pas demander aux militaires de faire le travail des politiques.

Est-ce que finalement l’option militaire est actée ?
Malheureusement, les radicaux des deux bords ont transformé une crise de la gouvernance ayant des relents identitaires en une guerre relevant de la nécessité absolue. La dégradation de l’environnement sécuritaire dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest impose un effort de défense significatif. Dans un tel en environnement de sécurité dégradée, le recours à l’outil militaire n’est plus optionnel. Mais je reste convaincu que l’usage de cet outil doit être méthodique et rationnel pour ne pas être contre-productif.

Le caractère asymétrique de la guerre dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, des régions particulièrement enclavées et visiblement peu maîtrisées par l’armée camerounaise n’impose-t-il pas que l’on envisage d’autres options ?
Normalement, l’état-major de l’ancienne 21e Brigade d’infanterie motorisée devrait avoir conduit des activités de renseignement préparatoire au combat, appliquée au champ de bataille et que l’on appelle Intelligence preparation of the battlefield (IPB) ou encore analyse tactique graphique (Atg). Une telle démarche aurait donné une vision claire du champ de bataille et de l’ennemi, et souligné les problèmes spécifiques qui adviendront dans la future opération, créer des scénarios pointus afin d’anticiper les réactions de l’ennemi et des différents acteurs du théâtre d’opérations. Si ce travail a été fait, l’on peut espérer que l’armée finisse par stabiliser la situation sécuritaire après qu’elle ait engagé et gagné la bataille des coeurs et des esprits. Mais visiblement, le politique ne facilite pas toujours la tâche aux forces de défense et sécurité. Une série de biais et le refus, chez certains bureaucrates, de voir la réalité nous empêchent jusqu’ici d’aboutir à une connaissance objective de la situation.

Nous nous sommes intoxiqués avec notre propre propagande. Or, l’évaluation de la situation est un moment clé dans toute séquence de réflexion stratégique. Visiblement, nous avons raté ce que les anglosaxons appellent le « Problem Framing » de la crise anglophone, et il est urgent de changer de posture intellectuelle et morale et revenir à un saint réalisme. Tenez, il pourrait être plus efficace de régler les multiples insuffisances flagrantes du vivre-ensemble et conclure un nouveau contrat social, car, ce qui permet à une société d’exister, ce n’est point la force, la contrainte, mais le lien social. Mais surtout, il faut restaurer la République, car, elle est de plus en plus divisible, antisociale et oligarchique.  

L’arrestation d’un individu présenté comme un haut responsable de la branche armée de l’Ambazonie dans le Sud-Ouest et dont la photo a fait le tour des réseaux sociaux ces derniers jours peut-elle constituer coup dur pour cette milice ?
C’est possible, mais j’en doute. Une analyse de la situation ennemie tend à montrer que l’on n’a pas à faire à une organisation structurée, mais plutôt à une myriade de groupuscules d’entrepreneurs de la violence et de criminels qui, sous la bannière du sécessionnisme anglophone, veulent transformer des zones grises socio-économiques en zones grises stato-centrées. Le point fort de ce type de mouvement n’est généralement pas une unité de commandement. Très souvent, ils disposent d’une multiplicité de centres de gravité. Dans cette configuration, même lorsqu’un centre de gravité vient à être altéré, le combat peu se poursuivre suivant une autre logique.

Que vous suggère la publication (visiblement par des éléments de l’armée camerounaise) de vidéos dans lesquelles l’on torture des sécessionnistes présumés ?
Je suppose qu’il doit s’agir de réactions face aux vidéos de sécessionnistes mettant en scène des actes de cruauté, notamment ceux qui, à travers la section des parties génitales et les décapitations constituent des modalités radicales d’atteinte à la filiation et participent de la mise en oeuvre d’un lexique de profanation. Chez les deux protagonistes, l’exhibition médiatique de la violence semble faire partie de la logique de vengeance cathartique d’une part, et de terreur de l’ennemi de l’autre. Si cette exhibition par les entrepreneurs de la violence dans les zones anglophones constitue la communication du faible, je ne comprends pas, en revanche le pourquoi de la diffusion des vidéos auxquelles vous faites allusion.

En effet, comme le note un de vos confrères, Nicolas Hénin, « quand on est en situation de domination, on n’a pas à essayer d’effrayer l’adversaire ». Ces publications sont d’ailleurs contre-productives pour nous. Elles nous rabaissent au niveau de ceux que nous qualifions de « terroristes » et nous font tomber dans le piège qui consiste à renoncer à nos valeurs. Si la nécessité de brandir la force pour s’opposer à la violence la plus extrême est admise par tous, les Etats doivent se garder de tomber dans un mimétisme où ils perdraient leur légitimité et nourriraient le terrorisme. Ce dernier atteint justement ses buts non par l’effet de ses actes, mais par la réponse à ces actes. Il est urgent, dès lors, de règlementer l’usage des smartphones dans les casernes et lors des opérations.

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