Achille Mbembé : « L'insurrection se fera par l'éducation »
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Dans une tribune parue sur le site AOC, l'historien camerounais, qui enseigne en Afrique du Sud, qualifie le Partenariat mondial pour l'éducation de « énième para-téléthon ».

Dans une tribune parue sur AOC, vous qualifiez la conférence de Dakar de « énième para-téléthon » : que redoutez-vous de cet appel à financement pour l'éducation ?
Il ne sort pas des vieux paradigmes et risque, pour cette raison, de produire les mêmes effets d'enlisement que dans le passé. On ne peut pas continuer à intervenir en Afrique sans une réflexion critique profonde sur ce qui, en première instance, nous a conduits à l'impasse. Cela fait quelques siècles que nous sommes enfermés dans un cycle pervers d'interventions irréfléchies, qui créent d'énormes déséquilibres, lesquels légitiment en retour d'autres interventions supposées corriger les précédentes, mais finissent au fond par démultiplier les dégâts. Le coût social de ces expérimentations à répétition est colossal et il faut y mettre un terme. Voilà pour le principe.

En ce qui concerne l'appel en particulier, je crois qu'on ne peut pas chercher à récolter tant d'argent pour l'éducation sans avoir tout remis à plat. L'Afrique a besoin d'une refonte systématique de ses systèmes éducatifs et des contenus de l'enseignement. Ce serait mettre la charrue avant les bœufs. En l'absence d'un nouveau projet éducatif intégré et porté vers l'avenir, on finira comme souvent par gaspiller de l'argent, par créer des situations de rente et par alimenter les réseaux de la corruption internationale. Et donc si on veut de l'argent, il faut être certain qu'il ne servira pas à marchandiser davantage l'éducation et ce faisant à reproduire d'insoutenables inégalites ; qu'il ne servira pas a booster un système qui organise l'ignorance à grande échelle, et qui dissémine des savoirs tronqués, marques du sceau de l'utilitarisme et ne répondant à aucun besoin réel de nos societés.

Comment expliquer que les pays africains, à l'indépendance, n'aient pas davantage misé sur l'éducation ?
Les États africains avaient mis en place des politiques éducatives au lendemain des indépendances. Il y eut quelques efforts de réforme des contenus. Mais ces politiques s'inscrivaient dans des projets de domination politique et de caporalisation de la société. Elles n'avaient que peu de lien avec la mise sur pied d'économies compétitives. Les gouvernements de l'époque cherchèrent surtout à utiliser l'école comme moyen de contrôle et de clientélisation de la société. À tout prendre, nous aurions dû faire comme en Corée du Sud, à Taïwan, à Singapour ou en Malaisie. Tel n'a pas été le cas. Au contraire, nous sacrifiâmes le système éducatif aux fins d'une domination tyrannique et improductive. Et lorsque la crise de la dette a été déclenchée, les puissances et agences externes en profitèrent pour transformer l'éducation en service vendable et achetable, comme tous les autres, sur le marché. Car, il ne faut pas l'oublier, de nos jours, il existe un énorme marché global de l'éducation qui se chiffre en millards de dollars. Nos parts sur ce marché sont dérisoires.

Quelles seraient les pistes pour l'avenir dans ce secteur ?
Le paysage s'est passablement complexifié. Je ne suis sans doute pas de ceux qui souhaitent que les gouvernements africains mettent totalement leurs mains sur l'éducation. Il ne faut pas oublier que nous avons affaire à une double prédation. Elle est à la fois exogène et endogène. Les deux formes de la prédation et de l'extraction se relaient, et les gouvernements en place constituent d'importants rouages de ce système.

La grande réflexion fondamentale devrait porter sur les moyens de casser ce système, de reéquilibrer les rapports entre l'État et les communautés d'une part, puis les grandes agences de l'autre. Il s'agit de rendre l'éducation aux communautés pour qu'elles puissent la reconvertir en bien commun. Par « communautés », il faut comprendre les petits collectifs, les associations de voisinage, des originaires, la multitude des petits assemblages dont l'Afrique foisonne et qui ont pris en charge le social lorsque les États ont été obligés de se désengager pendant les années d'ajustement structurel. Ce sont ces initiatives venues du bas de nos sociétés qu'il faut soutenir. C'est là que la créativité sociale se donne le mieux à voir, dans ces réseaux et localités. Or ces initiatives sont étouffées par la bureaucratie et un État qui, au lieu de protéger, préfère ponctionner. Mais elles sont également étouffées par ces initiatives venues de l'extérieur, avec des schémas tout faits, de l'argent, et surtout l'arrogance et le mépris. Le fait qu'elles ne sachent ni soutenir, ni se greffer aux potentiels endogènes, est bien l'une des raisons de la destruction du capital humain en Afrique.

Vous vous inquiétez d'un monde où l'ignorance remplacera le savoir, où l'on apprend seulement « utile », tout au service de l'économie : en quoi le continent africain est-il un « laboratoire » de cette ignorance que vous dénoncez ?
Il nous faut réapprendre à nous faire, du savoir et de la connaissance, une conception élargie. La personne humaine n'est pas qu'un ventre qu'il faut nourrir, un corps qu'il faut habiller, une chair qu'il faut soigner. Elle est également créatrice de symboles et de significations. Elle est également un sujet qui parle, qui communique, qu'un ensemble de dettes sociales relient à d'autres. En tant que forme élevée du soin, l'éducation s'adresse à la totalité de qui nous sommes ou aspirons à devenir. Nous n'aspirons pas seulement à devenir des robots ou à gagner de l'argent. L'idéologie du développement et les discours sur la pauvreté et l'assistance aux prismes desquels beaucoup lisent l'Afrique ont ouvert la voie à un terrible appauvrissement anthropologique, voire ontologique, des Africains. Nous devons nous insurger contre cette violence. C'est elle qui, au long des siècles, a cherché à nous reléguer à la position d'objet, l'objet de quelqu'un d'autre. Violence de l'ignorance donc. Mais aussi ignorance qui permet de justifier l'abandon et l'indifférence, le fait que l'on ne trouve rien d'anormal à nous traiter comme on ne traite personne d'autre. L'insurrection se fera donc par l'éducation. Or, les forces du marché l'ont compris, qui s'efforcent de mettre la main sur cet incalculable gisement.

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