Réflexions sur les grands rendez-vous du courage et de la lâcheté politiques en Côte d’Ivoire
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CÔTE D'IVOIRE :: Réflexions sur les grands rendez-vous du courage et de la lâcheté politiques en Côte d’Ivoire :: COTE D'IVOIRE

Chaque pays de ce monde a ses expériences fondamentales. Il a ses carrefours décisifs. Ses moments de vérité. En quoi consistent-ils ? Il s’agit d’épreuves de sens auxquelles les masses populaires et les élites politiques sont soumises à certains moments-clés de leur histoire. Dans ces heures cruciales, les destins de la collectivité et des individualités politiques dominantes basculent dans l’un ou l’autre des sens possibles ouverts par la situation critique, dans laquelle la décision vaut choix, tout comme l’indécision ou la non-décision. Tout peuple a donc eu, a encore et devra avoir à affronter les grands rendez-vous du courage et de la lâcheté politiques de ses citoyens et de ses élites. J’entends par courage, l’engagement public de faire ce que l’on dit et de dire ce que l’on fait du destin d’une collectivité politique. Courage des idées et courage de l’action sont inséparables. J’entends par lâcheté politique, le refus public d’assumer les actes que l’on pose et de dire réellement ce que l’on fait contre le destin d’une collectivité politique. D’un côté, la volonté et la pratique de l’Histoire, en cohérence maximale. De l’autre, l’involonté et la faiblesse dans la réalisation d’idéaux finalement affirmés uniquement du bout des lèvres.

         Peut-on illustrer ces thèmes avant d’en venir au cas précis qui nous intéresse ? Prenons l’exemple du grand peuple français : au 18ème siècle, il tranche l’épineuse question du pouvoir héréditaire en renversant la monarchie et en mettant fin à la transmission de la res publica par la loi du sang paternel. C’est la révolution de 1789. Ce qu’on oublie souvent, c’est que l’élite française d’alors se divise aussi en deux principaux groupes. Les nobles essaient de sauver coûte que vaille la monarchie, car leurs avantages de naissance dépendent de cette pyramide. Mais la bourgeoisie, née de l’éducation rationaliste, et notamment inspirée par le courant des Lumières, constitue pour sa part l’élite révolutionnaire, qui accompagnera le ras-le-bol continu de la majorité du peuple français contre la noblesse et la monarchie qui l’entretient.  Prenons un second exemple, bien africain : la forme de l’Etat sud-africain actuel a dépendu de la double décision du peuple et des élites progressistes de ce pays. D’une part, il a fallu que l’ANC poursuive avec acharnement, sur tous les fronts (économique, culturel, social, politique, militaire, diplomatique, spirituel), la lutte pour l’affirmation de l’égalité humaine et de l’insignifiance politique de la notion de race. Pour ce faire, l’élite conservatrice sud-africaine des Boers, comme l’élite conservatrice noire  de l’Inkhata Zulu, ont dû se retrouver en duel face à l’élite révolutionnaire multiculturelle de ce pays, mais aussi et notamment à la conscience universelle de la philosophie de l’Ubuntu, où Mandela a puisé, après avoir usé de la force des armes contre l’ennemi afrikaaner raciste, la force spirituelle du pardon et de la réconciliation. C’est cette dernière qui reconstruit l’Afrique du Sud depuis 1991. D’où les deux questions que nous posons à propos de la Côte d’Ivoire : 1) Quels sont donc les grands rendez-vous passé du courage et de la lâcheté politiques en Côte d’Ivoire ? 2) Quels sont les grands rendez-vous du présent et du futur, et dès lors, comment les négocier ?

         La construction de l’Etat ivoirien moderne a imposé au peuple et aux élites ivoiriens des années 50-60, un choix décisif entre une indépendance radicale à la manière de la Guinée de Sékou Touré et une indépendance modérée dans la coopération harmonieuse avec la tutelle française. La première formule avait, on le sait le relatif soutien des communistes français, alors que la seconde était essentiellement soutenue par le camp gaulliste, à la manœuvre des accords secrets de la décolonisation africaine. De tel côté était le courage, de quel côté la  lâcheté ? L’erreur qu’on commet souvent est de réduire le courage au seul fait de refuser la vassalité. On oublie que le refus de la vassalité ne vaut pas grand- chose sans une pratique réelle de la liberté qu’on veut reconquérir. Pour en revenir au cas de Sékou Touré, il ne suffisait pas de dire « non à l’indépendance sous tutelle française », pour échapper à la condition de république sous tutelle de ses dépendances techniques, culturelles, économiques, idéologiques envers l’une ou l’autre des grandes puissances du monde. De l’autre côté, la solution coopérative de Félix Houphouët-Boigny, a l’avantage de reconnaître les faiblesses et les limites organisationnelles du jeune Etat de Côte d’Ivoire, et de choisir son développement harmonieux par une meilleure adaptation à l’économie-monde et un plus grand investissement dans la formation de ses élites futures. Le courage consiste dès lors ici à reconnaître ses faiblesses et à travailler à les résorber avant de hausser le ton sur ses prétentions à s’affirmer dans la géopolitique mondiale. Ainsi, c’est le travail qui procure à long terme la vraie indépendance politique et non l’inverse. On ne saurait nier, eu égard aux attitudes diamétralement opposées des pères des indépendances ivoirienne et guinéenne, que l’attitude d’Houphouët explique qu’aujourd’hui son pays représente encore 40 % de l’économie francophone ouest-africaine.

         Cependant, la formule «  C’est le travail qui procure à long terme la vraie indépendance », si chère à Houphouët comme aux personnages romanesques de Kourouma et de Dadié, nous conduisit pourtant à la seconde épreuve décisive de la politique ivoirienne : la crise du modèle de production agricole choisi par la première direction de la république indépendante de Côte d’Ivoire. Il ne suffit pas de travailler pour être libre. Encore faut-il être maître des fruits de son travail. Il faut donc penser le processus de production et anticiper sur les actes de prédation qui risquent d’en faire l’enfer des hommes. En ne réussissant pas la diversification de l’économie de plantation  et d’extraction extravertie, issue des années coloniales, les dirigeants africains, même de bonne foi comme le Président Houphouët, manqueront du courage intellectuel nécessaire à la réalisation de leurs promesses liées aux paradis supposés de la coopération sous tutelle française…

         Dans les années 70-80 en effet, les matières premières ivoiriennes subissent les effets pervers de la spéculation financière pilotée depuis les marchés internationaux contrôlés par les superpuissances impériales des 19ème-20ème siècles. Les recettes de l’Etat dégringolent, pendant que ses charges sociales augmentent en raison du boom démographique provoqué par « le miracle ivoirien » de la décennie 60-70.  Des crises foncières, sociales, économiques s’enracinent dans de nombreux secteurs et finissent par déboucher, au seuil des années 90 à une véritable crise politique. Il y a alors un problème central : réserver la générosité de l’Etat à une catégorie exclusive d’Ivoiriens, déterminés selon une politique de l’hérédité et de la préférence nationale ? Ou plutôt, changer la forme de l’Etat et de la société, pour que soient harmonieusement inclues dans une prospérité partagée, toutes les classes de la mixité sociale construite par une intégration africaine par ailleurs hors pair ?  La lâcheté politique l’emportera à la mort de Félix Houphouët-Boigny en 1993, lors que l’idéologie de l’ivoirité élaborée par la tristement célèbre cellule CURDIPHE, qui privilégie l’exclusion de la diversité culturelle nationale de la jouissance des avantages de l’Etat, se transforme en politique de préférence nationale. C’est cette même lâcheté politique, consacrant l’hypocrite discrimination entre les « Ivoiriens de souche multiséculaire » et les autres, qui emportera le régime du Président Bédié en 1999, dans un coup d’Etat que Laurent Gbagbo, président du Front Populaire Ivoirien, salue alors comme un acte « qui fait avancer la démocratie ».  La constitution de 2000, votée avec l’approbation officielle du RDR, du PDCI-RDA et du FPI, consacrera en son article 35, cette démission de la conscience collective ivoirienne, qui se vautre alors dans l’hypocrisie et la profonde lâcheté d’une lutte gigantomachique et sourde dont l’événement militaro-politique de 2002 sera le point de rupture.

         La question politique centrale que pose le régime Gbagbo aux peuple et élites ivoiriens est la suivante : faut-il se résoudre à accepter la radicalisation criminelle de la doctrine de l’ivoirité que le pouvoir FPI incarne dès octobre 2000 au détriment de millions d’Ivoiriens et d’Africains de Côte d’Ivoire ? Une partie de l’élite politique, incapable de vivre sans les postes juteux de l’appareil d’Etat, se vautre alors lâchement sous les charmes de l’anticolonialisme dogmatique de Laurent Gbagbo, mais aussi sous les chants de sirènes de la préférence nationale qu’il déploie dans plusieurs domaines : de l’exclusion politique de ses adversaires à la persécution administrative et militaire de ses ennemis présumés.

         La réponse de la résistance ivoirienne du MPCI de Guillaume Soro est alors connue : à la mort, à l’exil, à l’humiliation quotidienne que le pouvoir FPI d’alors impose à ses adversaires politiques, les rebelles du 19 septembre 2002 opposent le sacrifice de leurs vies pour une renégociation du pacte sociopolitique qui aboutira aux élections présidentielles inclusives de 2010. La crise qui sanctionnera tragiquement la non-reconnaissance du vainqueur de cette élection, Alassane Ouattara, donnera l’occasion au peuple et aux élites ivoiriennes rassemblées autour de la révolution de 2002 d’aller au bout de leur engagement pour le respect de la volonté démocratique souveraine. Le courage politique consistait à risquer sa vie pour sauver la volonté du peuple de l’outrage du dictateur d’alors, autoproclamé comme président au mépris de toutes les évidences .On sait que sans l’alliance du RHDP, appuyée notamment par la reconnaissance de la victoire légitime de son candidat par les Forces Nouvelles, et par la reconnaissance de la communauté internationale, le Président Alassane Ouattara n’aurait jamais pu exercer la réalité du pouvoir politique que le peuple lui avait pourtant accordé dans les urnes. On sait aussi que sans la congruence de ces forces, la réélection magistrale du Président Alassane Ouattara en 2015, mais aussi la naissance de la troisième république de Côte d’Ivoire en octobre 2016 n’eussent pas été possibles. Mais, que de souffrances accumulées sur tous les bords de l’Eburnée, depuis le déclin du Président Houphouët-Boigny à la fin des années 80 !

         Comment se présente aujourd’hui, en ce 17 août 2017, la question du courage et de la lâcheté politiques en Côte d’Ivoire ? Il me semble que cette question doit se décliner à trois niveaux : socioéconomique, politique et spirituel . Au plan socioéconomique, ayons le courage de reconnaître que les progrès des indices macroéconomiques du pays n’ont pas été sanctionnés par une amélioration suffisante des conditions de vie des populations, dans leur majorité. Il y a donc quelque chose d’urgent à faire pour briser la doctrine qui occulte les contradictions flagrantes du phénomène de la croissance pauvre à travers toute l’Afrique. J’insiste pour dire qu’on mesure la bonne santé d’une socioéconomie à l’excellente tenue de ses prisons, de ses écoles et universités, de ses hôpitaux et de ses populations les plus vulnérables que sont les jeunes, les femmes et les personnes âgées. A ce jour, aucune république d’Afrique francophone ne peut nous dire que  nos élites se soignent dans nos hôpitaux car elles sont confiance en leur qualité ; que nos élites inscrivent et forment leurs enfants dans nos écoles et universités parce qu’elles savent qu’elles font partie des meilleures du monde ;  que nos élites seraient fières de montrer l’état de leurs prisons parce que les détenus y ont droit à la preuve de l’humanisme de nos civilisations politiques ; nulle part en Afrique francophone, on ne dira que nos élites ont vaincu la pauvreté, l’ignorance, le chômage, l’abandon de millions de nos compatriotes à la malemort. Il urge donc d’élaborer une politique économique de civilisation pour sortir autant des dogmes ultralibéraux que marxistes, et aller vers une doctrine et une pratique assumée du progrès et du partage conduits avec lucidité. La lâcheté politique, à ce niveau, consiste donc à dire : « Tout va bien. Nous avons instauré le paradis. Avant nous, c’était l’enfer. Nous sommes l’incarnation de l’espérance tant attendue ». Un tel contre-discours, complètement irréel et hallucinant, relève du cynisme et de l’ignorance tous azimuts.

         Au plan politique, ayons l’humilité de reconnaître que les tragédies qui ont meurtri la Côte d’Ivoire depuis l’entrée en crise de la socioéconomie de plantation et d’extraction dans les années 70, ont provoqué une accumulation de frustrations et de rancoeurs sociales plus ou moins justifiées qui rendent urgentes l’accélération des œuvres du Pardon et de la Réconciliation des forces politiques autour d’un consensus entièrement instruit des erreurs et fautes du passé. Il y a encore en Côte d’Ivoire, au cœur de la famille houphouétiste, des rancoeurs qui datent de la bataille successorale post-houphouétiste. Il y a encore des rancoeurs qui datent de la confrontation entre le Front Républicain (FPI+RDR) avec le pouvoir PDCI-RDA du Président Bédié. Il y a encore des rancoeurs qui datent du putsch de décembre 1999 et de la gestion de la transition sous le général Guéi jusqu’aux élections présidentielles d’octobre 2000. Il y a des douleurs nées de la confrontation entre le camp ivoiritaire et le camp de la résistance des Forces Nouvelles, de 2002 à 2011. A cela, ajoutons les rancoeurs qui datent de la confrontation de l’opposition civile du RDR et du PDCI-RDA avec le pouvoir FPI des années 2000-2011. Enfin, n’ignorons pas que dans tous les camps politiques, traînent encore certaines rancoeurs envers tel ou tel membre de la communauté internationale, notamment la puissance française et l’ONU.  Aussi le courage politique aujourd’hui consiste-t-il à dire que les efforts de la CDVR, de la CONARIV et du ministère chargé de la cohésion sociale, n’ont pas suffi à résorber toutes ces plaies sous-jacentes à la renaissance de la démocratie multipartisane en Côte d’Ivoire . La lâcheté politique, ici, c’est de redoubler d’ardeur dans l’art de la langue de bois en niant autant les difficultés socioéconomiques persistantes et importantes des Ivoiriens, que la priorité à réserver au labeur du pardon et de la réconciliation de ce pays longuement meurtri.

         D’où finalement, notre conclusion, qui porte sur la spiritualité du courage politique, incarnée à volonté en Côte d’Ivoire par le Chef du Parlement Ivoirien, Guillaume Kigbafori Soro. Qu’il me soit permis de le citer ici, afin de nourrir la méditation personnelle de chacune et de chacun des amoureux de la Côte d’Ivoire. C’était le 3 avril 2017 à Abidjan, dans le Palais de l’Assemblée Nationale :

« Dans les affaires humaines, la repentance est ce qui conditionne l’acceptation du pardon. Pourquoi avoir honte de demander pardon quand on n’a pas eu honte de s’affronter ? Le courage, retenez le, dans le conflit ne vaut rien sans le courage dans la paix. Je veux ici m’adresser à ceux de nos compatriotes qui se sont enfermés dans un autisme moral total, je les appelle au pardon. Il est temps qu’ils ouvrent leurs cœurs, comme nous ouvrons les nôtres ; qu’ils demandent pardon comme nous demandons pardon nous-mêmes ; qu’ils participent pleinement au jeu politique et que chacun respecte des règles justes, des mécanismes transparents dans la conquête, l’exercice et la transmission du pouvoir. Osons la Repentance. Osons le Pardon. Osons la Réconciliation. Osons l’Amour. Notre commune humanité nous le commande. Notre pays attend cela de nous. Nos amis et nos voisins nous y encouragent. Notre fraternité est bien plus forte que nos divergences politiques, idéologiques, sociales, ethniques, religieuses »

         Ces mots, par eux-mêmes, ont une valeur théurgique que l’avenir charge la génération ivoirienne et africaine  incarnée par Guillaume Soro d’accomplir. Un grand défi. Ayons l’audace d’espérer et d’agir pour cet idéal. Ainsi soit-il.

* Une tribune internationale de Franklin Nyamsi
Professeur agrégé de philosophie, Paris, France

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