La culture endogène comme moteur de l’émergence
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Nos politiques culturelles postcoloniales en Afrique ont-elles bâti en nous, en tant qu’individus ou communautés, une armature psychoculturelle suffisamment forte pour nous propulser vers l’émergence? Au Cameroun, plusieurs faits, décisions et comportements nous autorisent à en douter sérieusement. Pourtant une culture endogène fièrement défendue et vécue, rayonnante et conquérante, constitue le socle et le moteur d’un développement sûr, équilibré et intégral. Beaucoup plus que l’arbre des institutions fortes dont a parlé Barack Obama, c’est toute la forêt des cultures solides et des hommes forts qui, partout dans le monde, soutient et accélère la marche des peuples vers les sommets de la grandeur.

Cela se passe ainsi parce que la culture englobe et féconde tout. Comme le levain dans la pâte, elle est une force d’activation dans la vie d’un groupe humain. On peut voir ses manifestations dans les systèmes productif, créatif et même récréatif dudit groupe. Bien plus, la culture sécrète et promeut des valeurs qui cimentent et particularisent chaque communauté humaine. Dans ce dernier rôle, elle est à la fois invisible et omniprésente comme l’air que nous respirons. Pour l’Unesco, l’organisme mondial en charge des problèmes culturels,  la culture est en effet « l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances ».

I - Les Africains culturellement déboussolés
Après presque soixante ans d’indépendance, les Africains (notamment francophones) restent culturellement déséquilibrés. En plus de l’exploitation économique, la colonisation a causé chez nous de graves souffrances psychoculturelles, en s’attaquant à nos façons d’être au monde et de penser la vie. Mais la décolonisation n’a pas déclenché le renouveau culturel espéré. Le même constat peut se faire dans d’autres domaines : un système politique verrouillé, une économie extravertie, une fragile intégration nationale, un système scolaire inopérant, un développement inadéquat, des infrastructures délabrées, une administration corrompue et un système de santé inaccessible sont révélateurs de ce que l’indépendance ne nous a pas apporté depuis 1960. Parlant de culture, chacun peut constater que nos langues et coutumes, nos chants et danses, nos contes et légendes, etc. restent aujourd’hui aussi dévalués qu’à l’époque coloniale.

Mais notre culture endogène peut reprendre force et vitalité si nos décideurs le veulent bien. Culturellement assis entre deux chaises, nous ne pouvons ni émerger ni participer aux échanges interculturels auxquels l’Unesco invite chaque pays du monde. Tout comme on ne construit pas la démocratie sans des démocrates convaincus des vertus de ce système, de même on ne bâtit pas une nation indépendante sans des leaders libres d’esprit, ambitieux pour leur pays et fiers de leur culture, car l’indépendance est d’abord culturelle. La France a systématiquement éliminé les leaders africains de cet acabit dans ses colonies, et a tout fait pour que celles-ci soient dirigées, après l’indépendance, par des fantoches à sa solde. Les séquelles de cette forfaiture restent vivaces. Elles prennent souvent la forme d’une aliénation culturelle révélée chez nous par certaines bizarreries comportementales. En voici quelques morceaux choisis:

  • Le mépris de notre médecine traditionnelle. La médecine traditionnelle africaine est considérée au pire comme une curiosité manipulée par de dangereux sorciers, au mieux comme le vestige désuet d’un passé révolu. Comme ensemble de secrets transmis par nos ancêtres pour lutter contre la maladie, elle est superbement ignorée par nos officiels de la santé. Pourtant la médecine traditionnelle chinoise, elle, a déjà conquis le monde, tout comme la médecine ayurvédique indienne. Au niveau international, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) recommande fortement que la médecine traditionnelle soit partout étudiée et respectée, sécurisée et intégrée dans les services publics de santé. Mais au Cameroun, par exemple, cette médecine est restée archaïque et abandonnée à une majorité de charlatans sans formation et sans scrupules, qui la discréditent plus qu’ils ne la promeuvent.
  • Le mépris de notre peau naturelle. Le décapage de la peau au moyen d’onguents agressifs est le jeu favori de nombreuses Africaines, malgré les risques sanitaires encourus. Leur but avoué est de rendre leur peau la moins noire possible, afin de plaire davantage à leur entourage, pensent-elles. Les courageuses adeptes de ces dangereuses pratiques seraient intéressantes à psychanalyser, quand on se rappelle l’extase poétique de Léopold Sédar Senghor qui trouvait la femme africaine idéalement belle, car « vêtue de sa couleur qui est vie ». La défense et l’illustration de notre culture par nous-mêmes devraient aller de soi au moment où l’Unesco valorise la diversité culturelle comme le gage d’une pollinisation croisée des civilisations dans le monde. 
  • Le mépris de nos mets traditionnels. En Afrique, on aime imiter servilement les gestes et les attitudes autres. Aggravé par l’urbanisation doublée d’une occidentalisation de nos modes de vie (notamment l’abus du tabac et de l’alcool), ce panurgisme est visible dans le domaine de la gastronomie. Lors des dîners officiels ou privés, on peut noter l’abandon ostentatoire de nos mets traditionnels au profit des aliments importés. Cela est d’autant plus incompréhensible que les nutritionnistes  insistent sur le caractère diététique de la cuisine africaine : naturelle, simple et variée, elle apporte à l’organisme les nutriments essentiels en proportions idéales, alors que les nouveaux modes de consommation à l’occidentale sont généralement trop riches en sels et en graisses. La tendance marquée à l’obésité, à l’hypertension artérielle et au diabète chez nos citadins est une illustration des conséquences fâcheuses de nos nouvelles façons de consommer, d’ailleurs aggravées par la sédentarité et le manque d’exercice physique. Mais personne ne se pose des questions sur l’impact sanitaire de nos choix alimentaires, et l’afféterie fait le reste.
  • Le mépris de nos compétences nationales. En Afrique, presque toutes les équipes nationales seniors de football, par exemple, ont des entraineurs-sélectionneurs expatriés rémunérés à prix d’or. Les candidats nationaux  les plus compétents à ces postes de grande visibilité sont écartés. Cette façon de faire, qui ne relève pas d’un tropisme passager, va beaucoup plus loin: c’est presque toujours de l’Occident que viennent les noms de nos rues, monuments ou places publiques; dans nos universités, les références académiques ou scientifiques les plus prisées sont généralement non-africaines, d’où un grave eurocentrisme de la pensée chez nos élites ; un livre écrit par un Européen sur nos réalités a plus d’audience ici qu’un autre écrit par un Africain, indépendamment de sa qualité intrinsèque, etc. C’est dire que même dans l’imagerie collective, l’expatrié européen chez nous bénéficie d’une présomption de compétence, tandis que généralement nos cadres nationaux ne sont pas reconnus à leur juste valeur. Quand allons-nous nous départir de ce bizarre complexe d’infériorité raciale? Et si, comme l’ont suggéré certains analystes, il s’agissait d’une haine viscérale de l’Africain contre son propre frère ou d’une sorte de nivellement par le bas des talents par jalousie, cela serait encore plus préoccupant : cette destruction fratricide n’est-elle pas une forme de suicide collectif?
  • Le mépris de nos spiritualités ancestrales. C’est en Afrique que progressent le plus rapidement le Christianisme, l’Islam et d’autres formes de spiritualité non africaines. En grand nombre, les Africains adhèrent avec enthousiasme à ces religions comme si leurs dieux ancestraux avaient été vaincus par ceux des envahisseurs. Même le prêtre camerounais Jean Marc Ela, qui pourtant propose dans son livre Le cri de l’homme africain une nouvelle lecture de l’évangile de Jésus-Christ en Afrique, n’ose pas remettre en question la prééminence en Afrique des religions non africaines. Au fait, Dieu s’est-il révélé aux peuples de la terre de diverses façons, à divers endroits et à divers moments de l’Histoire, ou bien a-t-il chargé les nations fortes de convertir les nations faibles après les avoir soumises? Et les premières devaient-elles proposer ou imposer cette révélation aux secondes ? Et lors de cette transmission au forceps de la foi, la générosité de l’objectif poursuivi pouvait-elle justifier la férocité des moyens utilisés ? Voilà un débat à ouvrir un jour pour bien clarifier les choses

En attendant, tous les paradoxes comportementaux ci-dessus évoqués révèlent un mal profond: après plus de 50 ans d’indépendance, l’Africain continue à patauger dans un profond malaise culturel. A nous d’en prendre conscience pour procéder aux ajustements et aux synthèses nécessaires. Sans une refondation culturelle servant de psychothérapie postcoloniale, notre émergence restera une vue de l’esprit.

II – L’urgence d’un renouveau culturel
Tout comme la fleur émane de la plante, de même la culture n’existe et ne s’épanouit qu’au sein d’une communauté humaine, elle-même bien circonscrite dans le temps et dans l’espace. Paradoxalement, le pouvoir postcolonial africain ne valorise pas l’ethnie en tant que terreau culturel, mais uniquement comme fief électoral auquel il se réfère dans une gestion tribaliste et alimentaire du pouvoir politique. Toutefois face à la mondialisation,  la culture africaine devrait se revivifier sans se renier. Nous devrions y greffer de nouvelles dimensions  si nous voulons relever certains défis que nous lance la modernité. En effet, la culture africaine est aujourd’hui urgemment interpellée sur quatre terrains glissants qui exigent des actions fortes: l’aspect genre, le tourisme comme levier culturel, la conscience écologique et de la bonne gouvernance:

  • Intégrer la notion du genre.  A la différence de la notion de sexe qui se limite aux différences physiques et biologiques entre les hommes et les femmes, la notion de genre traite de leur différenciation dans leurs rôles sociopolitiques. C’est là qu’il existe des problèmes de fond. En effet dans le monde, la moitié féminine du genre humain subit encore trop de discriminations inacceptables. Pour parvenir à l’émergence, l’Afrique a besoin de la contribution spécifique des femmes qui représentent un potentiel énorme. Le 25 novembre (la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes), les Nations Unies attirent l’attention du monde entier sur les millions de femmes contraintes à l’analphabétisme, socialement discriminées, sexuellement mutilées or harcelées, moralement violentées, mariées de force, violées lors des conflits ou tuées peu après leur naissance, juste parce qu’elles sont des femmes. Nonobstant ce tableau peu reluisant, les Camerounaises ont des raisons d’espérer, avec notamment leur nombre sans cesse croissant dans les sphères de prise de décisions. De même en Afrique, avec l’accession d’Ellen Johnson-Sirleaf à la présidence du Libéria en 2005 (la toute première Africaine élue chef d’Etat), l’arrivée de Joyce Banda en mai 2012 comme présidente du Malawi, et l’élection en juillet 2012 de Nkosazana Dlamini Zuma à la tête de la Commission de l’UA, on peut dire que l’horizon des femmes s’éclaircit de plus en plus.
  • Développer un marketing culturel permanent. Le secteur touristique est la plus grande industrie mondiale par les sommes d’argent qu’il brasse. Un pays doté d’atouts naturels et culturels attrayants ne saurait se priver de la possibilité à lui offerte par le tourisme de se vendre à une clientèle si aisée. Il nous faut donc consciemment intégrer le marketing culturel ou une dimension touristique dans tous nos projets de développement. D’ailleurs que recherchent les touristes pour leur plaisir ou leur enrichissement culturel? Ils sont en quête d’offres attractives sous forme de paquets diversifiés comprenant la nature et sa biodiversité, de belles plages bien aménagées, des jardins zoologiques et des parcs naturels abritant des espèces rares ou en voie de disparition, des coutumes et traditions ancestrales vécues avec fierté par des populations accueillantes, des musées bondés d’objets d’art permettant aux visiteurs de faire de véritables plongées initiatiques dans l’histoire, l’anthropologie et la culture des régions visitées, etc.
  • Mais il y a beaucoup d’endroits en Afrique où ces touristes fortunés ne peuvent pas aller. En effet, ils n’iront pas là où règnent l’incertitude sécuritaire, l’arbitraire judiciaire et le manque de visibilité ou de lisibilité dans la gouvernance, encore moins là où les forces de maintien de l’ordre, au lieu d’assurer la paix et la sécurité des personnes et des biens, inquiètent plus qu’elles ne rassurent; ils n’iront jamais aux endroits enclavés, dépourvus de voies de communication viables et fiables, même si on peut y trouver des musées, des chefferies à l’architecture pittoresque, des festivals culturels hauts en couleur et des espèces végétales ou animales rares ; ils n’iront pas là où rien n’a été fait pour rendre la localité touristiquement attrayante, ni là où les hôtels et leurs personnels ne sont pas à la hauteur des attentes minimales d’une clientèle internationale ; ils n’iront pas là où de gigantesques ruptures dans la fourniture de l’eau et de l’électricité transforment la vie en un cauchemar, etc.
  • Acquérir une conscience écologique. L’environnement est devenu une préoccupation politique centrale aujourd’hui. Son regain de popularité tient à l’importance des réalités qu’il recouvre. Il ne se limite pas à ce nous voyons à l’œil nu : c’est l’ensemble des éléments physiques ou chimiques, biotiques ou abiotiques, qui contribuent à la satisfaction de nos besoins, ou créent les conditions de notre vie et de notre survie en tant que genre humain. Notre devoir collectif est d’en faire un usage rationnel et responsable, notamment en portant une attention particulière à l’arbre.
  • Comme prototype du règne végétal, l’arbre devrait être préservé, car il n’y a pas de vie sans l’arbre. Pourquoi ? D’abord, c’est l’arbre  qui produit l’oxygène dont nous avons besoin. Il se sert du dioxyde de carbone que nous rejetons pour synthétiser sa propre nourriture. En outre, il purifie l’environnement en absorbant les polluants du sol et en débarrassant l’air de poussières ou particules, de dioxydes sulfuriques et de nitrogène en suspension. Bien plus, son feuillage réduit le bruit, crée de l’ombre et de la fraîcheur tandis que ses racines luttent contre l’érosion en retenant sur place les sols. Par ses fleurs, ses écorces, ses feuilles, ses fruits ou ses racines, l’arbre fournit à l’homme et aux animaux non seulement de la nourriture, mais aussi des antidotes très prisés en soins de santé. Un développement durable devrait donc s’accompagner d’une politique spécifique de protection de l’arbre.  
  • -Promouvoir la bonne gouvernance. Il s’agit de changer nos mœurs  politiques et nos institutions dans le sens d’un approfondissement de la démocratie et de la bonne gouvernance. Ce sont deux acquis essentiels de la modernité qui induisent de meilleures formes d’organisation et  accélèrent le développement humain et matériel. C’est une nouvelle dimension culturelle qui induit de meilleures conditions socio-psychologiques de travail. Le constat est d’ailleurs facile à faire: là où les libertés individuelles et les droits humains sont garantis et respectés, là aussi l’homme se réalise au maximum sur le plan de la productivité et de la créativité. Les Africains devraient donc permettre à la bonne gouvernance de dynamiser leurs systèmes.

Une refondation intelligente de notre culture est donc la première condition de notre émergence. Nos décideurs devraient en être conscients. Ce vaste chantier touche tous les secteurs : le système éducatif, la politique linguistique, la politique du tourisme, le statut des artistes, l’aide à la création, la promotion des arts, etc. A cause de son caractère transversal, la culture ne devrait pas être gérée par seul département ministériel, car il y a dans chaque secteur une dimension culturelle essentielle à promouvoir : en diplomatie, en économie, dans la communication, dans l’agriculture, dans l’industrie et le commerce, dans la santé, etc. La redynamisation de notre culture aurait dû être, dès 1960, notre priorité absolue. A ce jour, elle aurait déjà rétabli notre confiance en nous-mêmes et notre équilibre identitaire rompu depuis la colonisation,  et fait de nous des agents éclairés de notre auto-épanouissement. Mais nous avons encore le temps de rectifier le tir, si nous sommes conscients du fait que la culture est la clé de l’émergence.

© Correspondance de : Sa’ah François GUIMATSIA, chercheur, formateur en langues et écrivain.

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