Dans l’enfer de la prison pour mineurs d’Abidjan
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Le premier choc, c’est l’odeur. Celle des excréments, engluée dans une humidité poisseuse impossible à chasser dans ces couloirs sans lumière. Chaque semaine pourtant, les bénévoles de la fondation Amigo, des religieux catholiques pour la plupart, aident les enfants à balayer leur dortoir et à récurer les sanitaires, constamment bouchés.

Les détenus volontaires sont nombreux, visiblement heureux de s’acquitter d’une corvée qui leur permet de retrouver quelques millimètres de propreté là où la crasse semble s’être inexorablement incrustée. La tâche est éreintante : au premier étage, celui des dortoirs, il n’y a pas d’eau courante. L’unique robinet, qui ne fonctionne que quelques heures par jour, se trouve dans la cour au rez-de-chaussée.

Après avoir grimpé les escaliers pliés sous le poids de leurs bassines, les jeunes garçons jettent les litres d’eau savonneuse sur le sol pour faire fuir les rats, qui déguerpissent jusqu’à la cour en attendant de remonter. « Ils viennent la nuit nous manger la corne des pieds, ça nous réveille », explique Eloge (*), en s’amusant de la grimace d’effroi de son interlocutrice.

Entre 60 et 80 « pensionnaires »

Difficile de croire qu’une telle scène, digne d’un roman réaliste du XIXe siècle, ait lieu à Abidjan. Cette capitale économique qui a vu son centre-ville repeint de couleurs vives au moment où les autorités inauguraient avec de fastueux feux d’artifice le pont Henri-Konan-Bédié en décembre 2014. C’est pourtant bien ce que vivent les jeunes du Centre d’observation des mineurs (COM), qui accueille entre 60 et 80 « pensionnaires » en moyenne toute l’année.

Logé dans l’enceinte de la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca), dans la commune de Yopougon, ce qui devrait être un centre d’accompagnement judiciaire applique de fait une politique carcérale. « On n’est pas sereins à cause de nos voisins, témoigne Brou Degui, le directeur du COM depuis seize ans. Il est arrivé que des détenus adultes sautent le mur pour venir agresser les enfants. Heureusement l’Onuci nous a aidés à poser des barbelés. »

Des agressions, un terme pudique pour parler des viols qu’ont subi plusieurs jeunes. Des médicaments, de la drogue et divers objets sont aussi échangés, jetés au-dessus de ce mur. Dans la cour, le personnel d’encadrement est invisible ou presque : les éducateurs du COM sont censés arriver à 9 heures et partir à 17 heures, « mais ils rentrent souvent chez eux dès midi, et passent leur temps dans leur bureau climatisé », s’énerve un humanitaire qui intervient régulièrement sur place. Quand les adultes quittent les lieux, les jeunes sont enfermés à l’étage des dortoirs. « En cas d’urgence, ils tapent sur les barreaux pour alerter les gardes pénitentiaires », assume le directeur.

En cas d'agression, les détenus tapent sur les barreaux pour alerter les gardes pénitentiaires. En cas d'agression, les détenus tapent sur les barreaux pour alerter les gardes pénitentiaires.

Les mineurs sont alors abandonnés à eux-mêmes, dans cet espace où il n’y a rien de superflu, et même pas l’essentiel. Alors que la nuit tombe autour de 18 h 30, certains box n’ont même pas d’ampoule. Ce que les détenus qualifient pompeusement de lit se résume à un moulage de béton, sur lequel ils posent une simple natte. Les « anciens », une dizaine tout au plus, dorment sur une mince couche de mousse qui s’effrite. Des ONG donnent pourtant régulièrement des matelas ou du matériel pour les ateliers… Des cadeaux souvent mis de côté dans une salle du deuxième étage, fermée à clé par le directeur du COM, qui assure attendre d’avoir assez de matelas pour en distribuer à tous les détenus.

Des humanitaires ont pourtant apporté 150 matelas bien épais entre 2011 et 2012. « On se demande comment ils ont pu disparaître, s’étonne le père Vincent, directeur de la fondation Amigo. C’est pareil pour les assiettes et le reste… Parfois les enfants vendent ce qu’on leur donne pour améliorer le quotidien, mais ça ne peut pas tout expliquer. » Les jeunes, eux, ne s’embarrassent pas des convenances, et expliquent que les éducateurs partent régulièrement avec les cadeaux des ONG sous le bras, en les cachant à peine.

Une situation vraisemblable à la vue des rares moustiquaires installées dans les dortoirs, qu’aucun crochet n’a été prévu pour tendre : les quelques protections vertes sont nouées aux néons cassés ou aux barreaux des fenêtres, dans un enchevêtrement fébrile de fils qui menace de s’effondrer. Amidou(*) lui n’en a pas. Quand le garçon de 14 ans remonte la manche de son pull élimé, sa peau noire s’efface presque sous les marques roses laissées par les piqûres. Les moustiques n’ont pas à chercher loin pour se reproduire, car la cour et ce qui a un jour ressemblé à un terrain de basket sont partiellement noyés sous les flaques d’eau stagnante, sans parler des eaux usées qui remontent après chaque pluie.

La peau des détenus s’efface presque sous les marques roses laissées par les piqûres de moustiques. La peau des détenus s’efface presque sous les marques roses laissées par les piqûres de moustiques. Crédits : Roland Polman

Amidou est si fatigué que ce sont ses compagnons de chambrée qui racontent ses séjours à l’hôpital à cause de ses poumons abîmés. Le frêle garçon ouvre la main pour montrer les cachets jaunes que l’administration a miraculeusement pu lui procurer, des antibiotiques prescrits notamment en cas de pneumonie, piètre consolation dans cet environnement insalubre. La Maca a pourtant été réhabilitée en 2011 après la crise, des travaux de près de 2,5 milliards de CFA (environ 3,5 millions d’euros). Le COM est censé avoir bénéficié d’une partie de ce financement, notamment pour la plomberie, pourtant les sanitaires sont inutilisables…

Amidou s’inquiète des douleurs dans sa poitrine qui l’oppressent de plus en plus fort. Heureusement, il n’est pas là depuis assez longtemps pour savoir qu’un pensionnaire est mort d’une simple crise de palu, en décembre 2013, au moment des congés de Noël.

« Nous n’avons pas d’infirmier, alors c’est un éducateur qui se charge des premiers soins, se désole Brou Degui, le directeur. Quand un jeune a fait une crise d’appendicite, il y a quelques semaines, c’est le personnel judiciaire qui s’est cotisé pour lui payer l’opération. »

Un budget annuel qui ne tient que trois mois

Le COM fonctionne sur un budget annuel de 24 millions de CFA (environ 36 000 euros). « Ça nous permet de tenir pendant trois mois, soupire Brou Degui. On doit payer les produits d’entretien, les fournitures de bureau, le carburant du personnel… mais la plus grosse partie est dédiée aux repas. » Des produits d’entretien gardés précieusement dans le bureau du directeur, rarement distribués aux enfants. Pareil pour la télévision plasma neuve, encore dans son carton, un autre don d’ONG. « On cherche l’endroit idéal où l’installer », explique Brou Degui, qui ne semble pas pressé de fournir aux détenus cette unique occasion de loisir.

Quant aux repas, il n’y a pas de petit-déjeuner, et à midi, on livre aux mineurs d’énormes marmites, réparties entre du riz compact et une sauce aux morceaux de viandes rares et douteux. « Il y a des cailloux, du sable, c’est immangeable », se plaignent les jeunes sans même qu’on leur pose la question. « Les juges des enfants sont venus nous voir début décembre, mais les éducateurs ont caché les marmites, s’énerve Séverin(*), 15 ans. S’ils savaient ce qu’on mange, ils feraient quelque chose. »

Il est encore plus difficile de comprendre la manière dont le budget du COM est réparti quand on sait que tous les repas viennent de la Maca voisine. Un lien qui brouille davantage la frontière censée séparer les deux établissements. « Quand les parents veulent rendre visite à leur enfant, ils doivent demander un billet comme pour la maison d’arrêt alors qu’on devrait avoir un régime spécial », regrette le directeur.

Une « prison qui ne dit pas son nom »

Mais rares sont les proches qui tentent l’expérience, car la plupart de ces délinquants sont en rupture avec leurs parents. Quand ils sont arrêtés par la police, souvent pour des délits mineurs comme des vols, ils plongent dans un cercle vicieux : incapables de fournir le nom d’un référent familial aux policiers, ils sont placés en détention par un juge, le temps qu’un parent vienne les chercher. Une situation kafkaïenne décrite dans un rapport de la protection judiciaire de l’enfance et de la jeunesse de février 2014.

« La durée de la détention ne dépend plus forcément du délit, mais principalement de la réaction parentale. (…) De nombreux parents ont disparu, sont injoignables, ou encore, font le choix délibéré de ne pas récupérer l’enfant. Ainsi, la plupart des enfants seront privés de liberté autant que voudra le juge. (…) Il semble cependant peu logique que le mineur ait pu être placé sous observation sans référent légal, alors que cette absence pourrait être considérée comme une condition de nullité de la procédure judiciaire. Ainsi, l’on constate que le droit est écarté lors de la mise sous observation, mais strictement respecté lors de la modification de la garde. »

Il y a aussi les nombreux parents jamais prévenus de la présence de leur enfant au COM, à cause d’un budget dédié aux recherches qui ne serait pas suffisant. Les enfants restent ainsi en moyenne 7 à 8 mois dans cette « prison qui ne dit pas son nom » selon une source au ministère de la justice, certains sont parfois restés deux ans…

Pédophilie, transmission du VIH Sida...

D’autres parents refusent de venir chercher leur enfant car ils pensent qu’il est souillé par ce qu’on assimile à un passage en prison, accablant de honte la famille. Il est vrai que plusieurs mineurs sont bien à la Maca, de l’autre côté du mur du COM. Il s’agit des filles et des garçons placés sous « MD » (mandat de dépôt), qui ont commis des fautes considérées comme graves par le juge. Une proximité avec les adultes qui créé de nombreux problèmes : de la pédophilie et leur corollaire, des cas de transmission du VIH Sida, assure, désolée, cette source au ministère de la justice, qui admet que la justice juvénile est négligée en Côte d’Ivoire : « Si les magistrats rendaient plus souvent visite aux détenus dans les centres pénitentiaires comme ils en ont le devoir, ils y réfléchiraient à deux fois avant d’envoyer directement quelqu’un en prison. »

Le père Vincent, le directeur de la Fondation Amigo, propose une solution depuis plusieurs années : la création d’un établissement dédié aux mineurs, dans une autre zone d’Abidjan. Une convention a été signée en 2009 entre cette ONG spécialisée dans la réinsertion des jeunes en difficulté et le ministère de la justice. La construction du centre d’observation Zagal est quasiment terminée, reste à définir le financement du projet pour qu’il se concrétise.

(*) Tous les prénoms ont été modifiés

© lemonde.fr : Maureen Grisot

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